Ce texte est dédié à Boris Vian.

Le violoncelle


Tendre empoigna la rampe et monta l'escalier quatre à quatre. Arrivé au dernier étage, il attendit d'avoir repris son souffle avant de sonner. Mais le bouton de la sonnette, las d'être écrasé sans ménagements, s'était perché au plafond, hors de portée. Tendre essaya bien de l'amadouer, mais l'autre refusa mordicus de redescendre. Il fut de ce fait obligé de frapper à la porte.

 Celle-ci se mit à beugler comme un âne - remplaçant avantageusement la sonnette - et Vanille vint lui ouvrir. Tandis qu'il enlevait son manteau, elle donna un sucre à la porte pour la calmer.

 Vanille était particulièrement jolie, comme il se doit dans une histoire comme celle-ci, et Tendre sentit le rouge lui monter aux joues quand il embrassa celles de Vanille. Il lui demanda s'il était en retard, et elle répondit que non en secouant la tête, ce qui agita ses boucles blondes, et fit parvenir aux narines de Tendre quelques molécules de son parfum. Elle sentait aussi bon qu'elle était jolie. Comme vous saviez déjà qu'elle était très jolie, vous savez à présent qu'elle sentait fort bon. C'est d'ailleurs sans grande importance car, contrairement à ce que vous pourriez croire, ce n'est pas elle dont Tendre est amoureux, mais une autre : si vous voulez bien vous donner la peine de lire la suite...

 D'un air détaché, il demanda : "Euh... Cannelle est arrivée ?" Vanille hocha affirmativement la tête, avec un sourire entendu, parce qu'elle n'était pas aveugle. A l'idée de voir Cannelle dans les secondes à venir, Tendre sentit son coeur effectuer dans sa poitrine un triple saut périlleux arrière vrillé, ce qui emmêla quelque peu les tubulures variées y aboutissant.

 De la musique arrivait du fond du couloir en vaguelettes colorées qui venaient clapoter à leurs pieds. Vanille précéda Tendre, et ils empruntèrent le couloir en question pour gagner la pièce du fond.

 L'électrophone jouait un air de crapezoute, la dernière danse à la mode, et dont la théorie sort du cadre de cet ouvrage. Les rideaux étaient tirés, et la salle n'était éclairée que par des bougies, placées devant les hauts-parleurs, dont le souffle agitait la flamme en rythme.

 Tendre balaya la pièce d'un regard circulaire uniforme. Quand il vit Cannelle, son coeur fit un triple saut périlleux avant dévrillé, ce qui eut l'heureux effet de remettre en place les tuyauteries précitées.

 Cannelle était assise au fond d'un vaste canapé en skaï sauvage, très supérieur au skaï d'élevage. Sa robe avait glissé sur ses cuisses. Elle tenait un verre vide, et son regard était perdu dans le vague, lequel apparemment se promenait au plafond.

 Tendre sentit une boule se former dans sa gorge. Il se dirigea vers le buffet où de nombreuses bouteilles bavardaient entre elles. Il avala d'un trait un grand verre d'eau, mais comme la boule qui obstruait son gosier ne disparut pas, il en déduisit aussitôt qu'elle n'était pas soluble dans l'eau. Après deux ou trois verres d'alcool, elle fondit et glissa vers son estomac. Il prit alors un verre plein dans chaque main, et se dirigea vers Cannelle.

 Il s'assit à côté d'elle, créant dans le canapé une dépression qui la fit glisser contre lui. Il lui tendit un verre. Elle le remercia avec un sourire qui illumina la pièce, mais les autres ne s'en aperçurent apparemment pas. Se rendant compte qu'au fait il ne lui avait pas dit bonjour, il le fit. La boule commençant à remonter sournoisement, il la noya bien vite d'une gorgée d'alcool.

 Il se mit à bavarder avec Cannelle, et avait négligemment posé son bras sur le dossier du canapé, derrière les épaules de Cannelle. Quand elle riait ou secouait la tête, ses cheveux chatouillaient l'avant-bras de Tendre, ce qui était exactement l'effet recherché. Quand son verre fut vide, il le déposa à terre et lui intima l'ordre de regagner le buffet. Sa main, s'ennuyant ferme, rampa alors vers la cuisse de Cannelle, où elle s'endormit en ronronnant.

 Cannelle prit le bord de sa robe et la ramena par-dessus ses genoux, intercalant entre la peau bronzée de sa cuisse et la main de Tendre une épaisseur faible, mais une épaisseur tout de même, de tissu. En se penchant un peu, il pouvait encore contempler le galbe attendrissant de ses mollets et la finesse de son tendon d'Achille, détail très important. De toute façon, il avait sous les yeux le spectacle réconfortant des douces rondeurs de ses seins qui tendaient le fin tissu de la robe.

 Le disque de crapezoute étant fini, il fut éjecté avec violence, et se planta dans le mur. Quelqu'une réclama un slow, et l'électrophone obtempéra. Tendre songea que c'était là une occasion de dire à Cannelle qu'elle lui plaisait vraiment beaucoup. Et puis, n'avait elle pas souri en le voyant arriver ?

 Il l'invita donc à danser, et sa voix tremblait un peu, mais moins que ses mains. Il noua ses bras autour de la taille de Cannelle, et il sut qu'il aurait du mal à défaire le noeud. Cannelle entoura son cou de ses bras, et appuya la tête sur son épaule.

 Tendre sentait le parfum des cheveux de Cannelle contre son visage, et la délicate pression de ses seins contre sa poitrine. Il lui parla longuement, prononçant son prénom tous les quatre ou cinq mots, lui disant son émotion quand il l'avait vue pour la première fois, lui disant ses nuits blanches quand il pensait tellement à elle et répétait sans arrêt son nom pour le plaisir divin de le sentir couler entre ses dents, entre ses lèvres, lui disant Ton Sourire ô Cannelle la Courbe de Tes Cils... Plusieurs fois elle tourna la tête vers son visage, incrédule. Non, il ne plaisantait pas. Il lui dit son bonheur de la serrer contre lui, elle doucement abandonnée sur son épaule.

 Enfin, il se risqua à l'embrasser dans le cou, et elle le serra plus fort. Quand le disque de slow fut à son tour éjecté, décapitant trois couples de danseurs, ils restèrent longtemps enlacés, immobiles après la musique.
 
 

* * *


L'école de danse était située un peu plus bas sur le boulevard. Tendre croisa en chemin deux individus à la mine patibulaire, occupés à jouer à baise-couillon avec un passant, à la lueur tremblotante d'un réverbère. Le passant marchait à quatre pattes, monté par un des deux énergumènes qui lui donnait des coups de talon dans les flancs pour le faire avancer plus vite, tandis que l'autre lançait des mies de pain que le passant essayait de happer au vol.

 Tendre était venu attendre Cannelle à la sortie de son cours de danse, mais il était arrivé un peu en avance. En fait la leçon n'avait pas encore commencé, et il put admirer à loisir les évolutions gracieuses de Cannelle. Au début elle parut surprise, mais au fond d'elle-même elle était contente, et envoyait à Tendre des sourires qui planaient doucement et venaient se poser sur son épaule. Il se demandait si les pieds de Cannelle touchaient vraiment le sol quand elle dansait, et d'ailleurs le contraire ne l'aurait pas étonné outre mesure, parce qu'elle était délicieusement légère. Il le vérifia après la leçon de danse, car il descendit l'escalier en la portant dans ses bras.

 Arrivé en bas, il l'embrassa dans le cou, puis sur la bouche, pour ne pas faire de jaloux, tandis que de ses mains il s'assurait que la poitrine de Cannelle était toujours munie de seins.
 

* * *
L'immeuble où elle habitait était pourvu d'un ascenseur, avantage non négligeable, car Tendre put tourner sa langue sept fois dans la bouche de Cannelle avant de dire bonjour à ses parents, qui d'ailleurs étaient absents.

 Il fut un peu déçu en entrant dans la chambre de Cannelle, car Vanille les y attendait. Elle bouquinait dans un fauteuil, en écoutant le Concerto en Fa de Gershwin. Quand ils entrèrent elle se leva en souriant, et s'étira voluptueusement, engourdie par sa lecture. Finalement, Tendre fut presque content, car après tout Vanille était vraiment très jolie, comme je crois vous l'avoir déjà dit.

 Elle réveilla sa flûte à l'aide de claques vigoureuses, et alla chercher les partitions dans le réfrigérateur, pendant que Tendre aidait Cannelle à gonfler son violoncelle. Il baissa la tête pour éviter le disque que l'électrophone venait d'éjecter. Les deux filles déplièrent leurs chevalets, ouvrirent les partitions à la bonne page. Vanille porta la flûte à ses lèvres, et Tendre rêva un instant que ses propres lèvres étaient à la place de la flûte. Cannelle cala le violoncelle entre ses genoux, et Tendre s'imagina violoncelle.

 Elles commencèrent à jouer. Les notes cristallines de la flûte montaient vers le plafond et s'y condensaient en gouttelettes nacrées, tandis que la plainte grave du violoncelle s'accumulait en couches sombres sur le sol.

 Vanille dodelinait de la tête en jouant, et Cannelle hochait gravement la tête avec une petite moue tendre, fermait les yeux parfois. Quand le troisième mouvement fut terminé, Tendre applaudit et les artistes saluèrent. Vanille enroula sa flûte et la fourra dans sa poche. Tendre l'aida à mettre son parachute, déverrouilla la rambarde du balcon, l'ouvrit, et elle sauta. Le vent s'engouffra dans la corolle de son parachute, et l'emporta jusque chez elle, la déposant sur le rebord de sa fenêtre.

 Cannelle avait posé le violoncelle sur son lit, et s'était couchée dessus pour le dégonfler. Elle avait enlevé ses vêtements pour éviter de les froisser. Tendre se déshabilla à son tour, animé du même souci d'élégance, et s'allongea contre Cannelle, pour l'aider à dégonfler le violoncelle plus rapidement.
 

* * *


Le soleil du matin tapa à petits coups répétés sur la vitre et la cassa sans bruit. Il pénétra dans la chambre et chatouilla les narines de Tendre. Celui-ci s'éveilla, se demanda pendant quelques secondes où il se trouvait, et en sentant la chaleur de Cannelle contre lui il se souvint et sourit. Elle ouvrit les yeux et s'étira longuement. Tendre l'attira contre lui et l'embrassa sur la joue. Au regard qu'elle lui coula, il comprit qu'il ne s'en tirerait pas à si bon compte.
 

* * *


Enfin ils se levèrent, et Tendre essaya d'attraper l'archet du violoncelle qui s'était une fois de plus caché sous le lit.

 Cannelle sortit cueillir un peu d'air frais sur le balcon, vêtue de son seul sourire. Elle s'appuya à la rambarde qui, si vos souvenirs sont bons, était déverrouillée depuis la veille au soir.

 Le sol monta à sa rencontre. Il est vraiment dommage qu'elle n'ait pas eu son parachute.
 
 

© - Lionel Ancelet - 1980



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