Sonate Posthume

I
L'ingénieur du son se pencha vers le micro d'ordres : « Quand vous voulez. » dit-il. De l'autre côté de la vitre du studio d'enregistrement, la jeune femme lui sourit, hocha la tête, et attaqua le Prélude de la Quatrième Suite pour Violoncelle de Bach.
Dans la pénombre de la régie, les aiguilles des vu-mètres oscillaient doucement. François se pencha vers l'ingénieur du son : « Vous en avez déjà enregistré combien ?
- La Première et la Deuxième hier. La Troisième ce matin, la Quatrième en ce moment. Elle est infatigable.
- C'est son premier disque, je crois ?
- Oui. Et quand on pense qu'elle a débuté le violoncelle il y a cinq ans à peine...
- Vous savez, il y a quelques années, on a vu une pianiste devenir concertiste en trois ans. »
Les deux hommes se turent et, jusqu'à la fin du morceau, aucun d'eux ne parla. Ils regardaient la jeune femme jouer. Elle avait fermé les yeux, et fronçait parfois légèrement les sourcils. François se demandait quelles pensées, quelles images pouvaient traverser son esprit en un tel moment. Avançait-elle dans la partition comme elle aurait parcouru un labyrinthe dont elle connaissait chaque tournant, chaque piège ?

Une vingtaine de minutes plus tard elle ouvrit les yeux, posa violoncelle et archet, se leva et poussa la lourde porte qui séparait le studio de la régie. Les deux hommes se levèrent à son entrée.
« Diane, je vous présente François Levasseur, un ami. Il est critique à l'Univers Musical. Il est venu pour assister à une séance d'enregistrement. Et pour vous rencontrer, aussi, je suppose. » Elle arbora un large sourire, et tendit la main. François s'avança, et la serra : « Enchanté. Après ce que je viens d'entendre, et si tout le disque est à l'avenant, je pense que ma critique sera plus qu'élogieuse, Mademoiselle Parker.
- Merci, vous me faites plaisir. Mais il me reste encore deux Suites à enregistrer, et la Sixième n'est pas la plus facile, vous savez. Vous vouliez me poser des questions ?
- Oh, il ne s'agit pas à proprement parler d'une interview. J'aurais simplement aimé avoir quelque chose à raconter à mes lecteurs : le public ne sait pas grand chose de vous, à part vos années de Conservatoire.
- N'est ce pas tout ce qui importe à vos lecteurs ?
- A vrai dire, ils aimeraient pouvoir situer un peu mieux votre... personnage. En savoir plus à votre sujet, sur votre enfance. Pourquoi avoir commencé le violoncelle si tard, par exemple ? »
Diane se mordit la lèvre inférieure, avant de répondre : « Disons que, euh... je n'en ai pas eu la possibilité plus tôt.
- Des problèmes familiaux ?
- Je n'ai jamais vraiment eu de famille à proprement parler, voyez-vous, Monsieur Levasseur.
- Oh ! Je vois. Dans ce cas, excusez-moi. Parlons de l'avenir, si vous préférez. Quels sont vos projets, après ce disque ?
- Une série de concerts, avec l'English Chamber Orchestra, dans des concerti de Vivaldi, Boccherini. Après, je pense travailler en trio.
- Vous avez déjà choisi vos futurs partenaires ?
- Ce n'est pas à moi de les choisir - ni à eux de me choisir, d'ailleurs - il s'agit d'une collaboration, tout simplement.
- Bien sûr. Dites-moi, votre séance est finie, pour aujourd'hui ?
- Oui.
- Dans ce cas, je peux peut-être vous raccompagner ? Nous continuerons de bavarder en chemin.
- Si vous voulez. Le temps de récupérer mon violoncelle. »

* * *
François ralentit, s'arrêta : « C'est là ?
- Oui, ça ira. » dit-elle, en ouvrant sa portière. Le vent glacial s'engouffra dans la voiture. « Merci de m'avoir raccompagnée. » Elle se pencha vers l'arrière de la voiture, en extirpa son violoncelle, sanglé sur la banquette par une ceinture de sécurité. « Je ne vous propose pas de venir boire quelque chose : je n'aurais que de l'eau à vous offrir. » François se pencha vers elle : « Nous pourrions peut-être dîner ensemble, un de ces soirs ? »
Elle secoua la tête : « Je n'y tiens pas. Pas pour l'instant. » François déglutit avec difficulté : « Alors, quand ?
- Plus tard. On verra. Allez, au revoir, et encore merci. » Elle claqua la portière, et s'éloigna d'un pas léger.
Curieuse fille, songea François, la regardant disparaître dans son immeuble. Il démarra lentement, déçu.
* * *
Diane referma la porte, poussa les verrous. Décelant une présence, elle demanda à voix haute : « C'est vous, Monsieur Neuville ? » Une voix lui parvint de la salle de séjour : « C'est moi, Diane. Venez. »
Elle s'approcha en souriant, et vint s'asseoir sur le canapé, à côté de Léonard Neuville. « C'est la première fois que vous venez me voir ici, Monsieur Neuville.
- Je sais, ma petite fille, mais le temps presse. Je suis vieux, malade, et je crains de ne pas vivre assez longtemps pour voir ta mission s'achever, et réussir.
- Nous aurions peut-être dû accélérer l'apprentissage ?
- Non, non. Cela semble déjà miraculeux à beaucoup que tu sois devenue une telle interprète en cinq ans. Nous ne pouvions pas aller plus vite.
- Mais, si vous mourez, comment saurai-je à quel moment il faudra dire la vérité ?
- Quand tu seras mondialement connue, aimée du public... que dis-je aimée ? Adorée du public, le moment sera venu. Et puis, il y aura toujours David pour te dire quoi faire. Mais dis-moi, ceux qui te connaissent t'adorent déjà, n'est ce pas ?
- Le comportement de certains semble l'indiquer.
- C'est bien, c'est très bien. Il faut dire que tu es tellement adorable... Je ne connais aucune femme qui ait ton charme, ta grâce, ton talent. J'en oublie parfois que tu n'es pas tout à fait humaine, vois-tu. »
Diane rougit imperceptiblement. « Monsieur Neuville, vous disiez être... malade. N'y a-t-il rien à faire pour vous guérir ?
- Tu vois, tu n'es pas humaine, mais nous t'avons faite tellement humaine que tu rougis quand on te complimente un peu, et que tu cherches à détourner la conversation. David serait content de voir ça.
- David n'est pas malade, au moins ?
- Bien sûr que non ! Pourquoi voudrais-tu qu'il le fût ?
- Mais ce n'est pas ce que je veux !
- Il va très bien, rassure toi. Tu as de la chance, toi : tu ne vieillis pas, tu n'es jamais malade...
- Monsieur Neuville, un journaliste, c'est-à-dire, un critique, m'a proposé de dîner avec lui. J'ai refusé. Est-ce que j'ai bien fait ?
- Méfie toi des journalistes : il leur arrive de perdre un peu le sens de la dignité, pour une info inédite, une photo exclusive. Ceci dit, il y en a pour qui l’éthique n’est pas un vain mot. Et puis, tu fais ce que tu veux, ma petite Diane. C'était une invitation professionnelle, ou personnelle ?
- Plutôt personnelle, je pense.
- Encore une fois, tu fais comme tu veux. Et après tout, si ce journaliste te plaît... est-ce qu'il te plaît ?
- Je ne sais pas, Monsieur Neuville, je le connais à peine.
- Tu n'as aucune raison d'obéir aux humains, tu sais. Comporte toi exactement comme une des leurs. C'est tout ce que je peux te dire.
- Bien, Monsieur Neuville.
- Bon. Tu as des projets, pour ce soir ?
- Non, aucun.
- Alors, allons dîner en ville. Après tout, aux yeux des autres humains, je suis ton oncle, et un oncle a bien le droit d'inviter sa nièce à dîner, n'est-ce pas ? »
 
 
II
Le rédacteur en chef de l'Univers Musical était un petit homme replet qui parlait en ponctuant ses phrases de claquements de langue. Il passa la tête par la porte du bureau de François.
« Alors, Levasseur, vous en êtes où avec cette violoncelliste ? Comment elle s'appelle, déjà ?
- Parker. Diane Parker.
- Oui, c'est ça. Eh bien ?
- Je dîne avec elle jeudi soir.
- Vous y avez mis le temps ! Enfin, tachez d'en avoir le cœur net.
- Comptez sur moi.  »
François ramassa son stylo qui avait roulé par terre. Ses mains tremblaient un peu, mais le rédacteur en chef ne s'en aperçut pas: il était déjà reparti.
 
 
III
Les fenêtres du restaurant étaient couvertes de buée; on n'apercevait de l'extérieur que des halos de couleur.
Continuant à tourner son café alors que le sucre avait depuis longtemps fondu, François se pencha vers Diane : « Diane, il faut que je vous parle. » Elle s'accouda à la table, et se pencha vers lui, attentive : « Je vous écoute ?
- Voilà, je... j'ai deux  choses à vous dire. Importantes.
- ...
- Je... » Elle l'encouragea d'un sourire : « Oui ?
- La première, c'est que... j'ai été intrigué par le mystère qui est fait autour de votre enfance. Par la rapidité insolente avec laquelle vous êtes devenue une artiste de génie. Par le fait, enfin, que vous soyez la nièce de Léonard Neuville.
- Où voulez-vous en venir ?
- Il se peut que je me trompe complètement; et si je me trompe, vous allez me prendre pour un fou, mais...
- Mais ?
- Neuville possédait plusieurs laboratoires de génie génétique, et je me demande parfois si vous n'êtes pas le produit d'une expérience biologique. Un produit plus que réussi, j'en conviens. Cela expliquerait qu'il n'y ait aucune trace de vous avant l'âge de dix-huit ans, par exemple. Je me trompe peut-être complètement, mais je ne peux pas continuer à vivre dans le doute. Et si je me suis fourvoyé, j'espère que vous ne m'en voudrez pas trop. »
Diane se mordit la lèvre inférieure, visiblement perplexe. « Vous aviez autre chose à me dire, le crois ?
- Oui. Diane, qui que vous soyez en réalité, je voudrais que vous sachiez que... oh, je vais vous paraître stupide, mais tant pis. Voilà : je vous aime, Diane. Si je vous dis que j'en ai perdu le sommeil, depuis trois mois que je vous connais, si je vous dis que le moindre de vos gestes, que chacun de vos regards me fait fondre d'adoration, vous allez me prendre pour un fou, ou pire, un vulgaire dragueur... et pourtant, je vous jure que c'est vrai, Diane. Oh, je sais bien que je ne suis qu'un obscur critique, et vous une artiste de génie, je sais bien que cela creuse un immense fossé entre nous, mais je ne peux m'empêcher d'espérer... Je vous aime, Diane, et je n'y peux rien. »
Elle regarda fixement une boulette de mie de pain qu'elle pétrissait entre le pouce et l'index. Après quelques secondes de silence, elle leva les yeux vers François.
« Ecoutez, en ce qui concerne la première chose, je pourrais vous dire que vous vous êtes trompé, mais ce serait jouer sur les mots : non, je ne suis pas le produit, comme vous dites, d'une expérience biologique. Pourtant, vous frôlez la vérité... mais je ne peux hélas rien vous dire. Pas tout de suite, en tout cas. A moins que...
- Oui ?
- Ce que vous venez de me dire me fait penser que le moment est peut-être venu...
- Comment ça ?
- Le moment de vous dire, de dire au monde la vérité.
- Je ne comprends pas.
- Cette vérité que vous avez approchée, sans toutefois l'atteindre complètement.
- Vous disiez que je me trompe, que vous n'êtes pas... Que voulez vous dire, à la fin ?
- Attendez, laissez moi finir. Je n'ai pas répondu à votre seconde... question : quand vous saurez, peut-être changerez vous d'avis ?
- Je ne comprends toujours pas !
- Pas ici, venez. Vous allez m'accompagner chez quelqu'un qui va vous expliquer. »
* * *
Une fois sur l'autoroute, François confia le pilotage de la voiture au guidage magnétique installé sous la chaussée. Vaguement inquiet quant à ce qu'il allait apprendre, il avait allumé la radio, machinalement. Pour l'éteindre, agacé, quelques minutes après.
« C'est encore loin ?
- Non, d'ailleurs nous quittons l'autoroute à la prochaine sortie.
- Chez qui allons-nous ?
- Chez David Nolin.
- Nolin ? Ce nom ne me dit rien. Qui est-ce ?
- Un chercheur scientifique de génie.
- Après la musicienne géniale, le savant génial. Encore un produit de laboratoire ?
- Je vous répète que je ne suis pas un bébé-éprouvette ou quoi que ce soit dans ce goût là. Quant à David, c'est un homme parfaitement normal.
- Alors, quel rapport avec vous ?
- Vous allez bientôt le savoir. Nous arrivons. Tenez, c'est là, à droite. »
François s'arrêta devant un haut portail blanc. « Faites trois appels de phares. » Il s'exécuta. Le portail s'ouvrit lentement, découvrant une longue allée de gravier.
David attendait, en haut du perron : « Tu as amené de la visite ?
- Oui. Je te présente François Levasseur. Il a deviné une partie de la vérité.
- Une partie ?
- Il est persuadé que je sors d'un laboratoire, mais d'un laboratoire de génie génétique. »
David se passa la main dans les cheveux. « Je vois. Entrez donc. Et dites moi ce qui vous a mis la puce à l'oreille. »
* * *
David se leva, et arpenta la pièce, songeur. « Finalement, c'était une intuition plus qu'une déduction, n'est-ce pas ?
- C'est vrai, mais il semble que j'ai eu plus ou moins raison.
- Oui. Et loin d'être farfelue, votre idée était même plausible : vous savez quels progrès l'ingénierie génétique a accompli ces dernières années. Les équipes de recherche des laboratoires Neuville ont effectué un certain nombre d'expériences à ce sujet. Maintenant que la carte génétique de l'homme est connue dans sa totalité, la porte est ouverte aux manipulations les plus incroyables. La biologie est responsable d'une part non négligeable de nos comportements, de nos aptitudes, de nos faiblesses. Il aurait donc été possible, si nous ne nous étions pas moralement interdit ce type de manipulations sur l'Homme, de favoriser chez Diane les dons musicaux, en nous y prenant au stade de la fécondation. Et contrairement au scénario que vous aviez bâti, elle aurait eu une enfance parfaitement normale. Inutile d'attendre ses dix-huit ans pour lui apprendre le violoncelle, bien au contraire. De plus, si Diane était ce que vous pensez, les manipulations génétiques nécessaires auraient eu lieu il y a plus de vingt-cinq ans, à une époque où nous n'en étions qu'aux balbutiements. Enfin, une telle expérience aurait sans doute été mal vue du public : la vieille opposition entre hérédité et environnement est toujours vivace, vous savez. Et puis, rappelez-vous les polémiques autour du clonage humain, quand cette équipe écossaise a réussi à cloner un mammifère, une brebis, je crois… Je vois que vous vous impatientez, mais avant de vous dire, enfin, la vérité, je vais vous poser une question : vous vous souvenez de la sortie de l'Automate Autonome, des Usines Neuville, il y a une dizaine d'années ?
- L’Automate Autonome ? Oui, ça me dit quelque chose.
- Vous vous souvenez certainement des réactions du public : hostilité, ou incrédulité, à l'égard de cette application industrielle de l'intelligence artificielle. Ceux qui n'y croyaient pas - comme le Pape - affirmaient que l'esprit humain est unique, irremplaçable, inimitable. Certains admettaient que l'on puisse reproduire l'intelligence de l'Homme, mais en aucun cas son affectivité, alors que les deux sont indissolublement liées. Rappelez-vous cette caricature de robots à forme humaine, amoureux l'un de l'autre, et s'offrant des fleurs...
- Moi-même, je n’y crois pas trop.
- C'est bien naturel, mais avez vous songé que tout ce que vous dites, pensez, votre notion du Bien et du Mal, de la Justice, vos chagrins d'amour, vos petites haines personnelles, vos passions dévastatrices, vos émotions, vos rêves, tout cela est la manifestation de l'activité chimique d'un litre et demi de cellules cérébrales ! Et que l'amour fou, ou l'indifférence glacée, sont peut-être liés à la présence, ou à l'absence, de quelques micro-grammes d'une protéine cérébrale ! Je schématise un peu, bien sûr, mais les faits sont là. Il est sans doute humiliant, mais ô combien émerveillant, de lier la conscience et la pensée à ces quelques cellules fragiles que nous avons dans le crâne...
- Et alors ?
- Avez-vous entendu parler du phénomène d'émergence ?
- Non. Qu'est ce que c'est ?
- Prenez un neurone. C'est simple, c'est petit, on en connaît le fonctionnement et les propriétés. Mais c'est bête, un neurone. Prenez dix neurones ou cent neurones : ça reste toujours très bête. Maintenant, prenez plusieurs dizaines de milliards de ces neurones... tenez, c'est en gros ce que vous avez dans le crâne. Avec tous ces neurones, vous êtes doué de conscience, d'émotions, alors que rien, dans l'unique neurone initial, ne le laissait prévoir. C'est ça, le phénomène d'émergence : le tout est supérieur à la somme de ses parties. Maintenant, je peux recommencer la démonstration avec des transistors : c'est très bête, un transistor. Mais prenez en mille milliards...
- Où voulez-vous en venir ?
- Les laboratoires Neuville se sont engagés sur la voie de l'intelligence artificielle. Mais, alors que les chercheurs précédents avaient totalement négligé l'aspect affectif du problème, nous avons pensé que la raison avait besoin du support, des encouragements, voire des inhibitions de l'émotion pour fonctionner efficacement. Ne croyez pas que de faire intervenir l'affectivité ait donné l'intelligence à une machine stupide. Mais nous cherchions à reproduire électroniquement ce que le cerveau fait si bien chimiquement. Nous nous sommes intéressés à la quasi-totalité du cerveau. Pas seulement au cortex, puisque le cerveau est le théâtre d'une interaction constante entre la raison, l'affectivité, et aussi les instincts. Mais pour ces derniers, nous avons été prudents, car ils sont la cause de beaucoup de nos problèmes... Le premier résultat concret de nos recherches a été l'Automate Autonome. Il était doué, en quelque sorte, d'affectivité, et c'est ce qui le rendait tellement efficace : il aimait son travail, et son immense curiosité lui facilitait l'apprentissage de ses tâches. Mais son prix de revient d'une part, les menaces de chômage qu'il générait d'autre part, ont fait qu'il n'a pas connu le succès qu'il aurait mérité. Neuville s'est alors trouvé confronté au problème suivant : faire comprendre à ce qu'il est convenu d'appeler « l'opinion publique », l'immense opportunité que représente l'intelligence artificielle pour le genre humain. Pour cela, il fallait montrer de quoi cette intelligence est capable... il fallait une démonstration éclatante, pour montrer que cette forme d'intelligence est au moins égale, sinon supérieure, à l'esprit humain.
- Supérieure ?
- Pourquoi pas ? Sans même parler de la vitesse de traitement de l’information, songez à ceci : quand nous avons introduit l'élément affectif dans l'intelligence artificielle, nous avons donné un petit coup de pouce. Les machines pensantes que nous avons créées sont, comme tous les humains, sujettes aux émotions. Mais contrairement à la plupart d'entre eux, elles sont conscientes de ces émotions et de leur influence sur le cours de leurs pensées. Pour cette raison, nos cerveaux artificiels sont plutôt philosophes.
- La démonstration éclatante dont vous parliez...
- ...vous l'avez deviné : c'est Diane. Vous avez vu de quoi est capable l'intelligence artificielle, maintenant. Voilà plus de cinq ans que Diane passe pour un être humain. Elle est capable - entre autres choses - de jouer d'un instrument avec une technique irréprochable, une sensibilité tellement... humaine, capable de composer un concerto pour violoncelle qui soulève l'enthousiasme des critiques les plus difficiles...
- Vous allez révéler la vérité au public ?
- Pour que la démonstration soit complète, il le faut. Mais le monde saura que cela n'a pas été sans mal : même quand le problème du cerveau a été résolu, il a fallu mettre au point une matière qui imite à s'y méprendre la chair humaine. Si je devais vous raconter la mise au point de Diane, je pourrais y passer la semaine. Le plus dur a été de la faire tenir debout : le premier prototype se cassait la figure au bout de trois pas... mais nous y sommes arrivés. A l'origine, Neuville voulait une danseuse. Vous imaginez ça ? Une danseuse étoile, mondialement connue, adulée par le public : une machine sortie des laboratoires Neuville. Une machine ! » David s'assit, secoué d'un fou-rire.
François regardait fixement Diane et, sans la quitter des yeux, il dit à David : « A ce degré là, je ne suis pas sûr qu'on ait encore le droit de parler d'une simple machine. » Diane le regarda alors, et un sourire fugitif glissa sur son visage. Elle se leva, marcha vers François, lui tendit la main : « Venez, François, rentrons à Paris. »
 
 
 IV
Sans quitter la route des yeux, François demanda à Diane : « Comment comptez-vous vous y prendre pour révéler, et prouver, la vérité ?
- Une émission télévisée. Je donnerai un concert et, à la fin, une bande vidéo, que Neuville a enregistrée avant sa mort, sera diffusée. Il y aura un documentaire retraçant ma conception, mon histoire. Enfin, il y aura un scanner sur le plateau, et ainsi j'apporterai la preuve, en direct, que mes entrailles ne sont pas faites de chair et de sang, mais de matière inerte. »
François soupira, ralentit, arrêta la voiture sur le bas côté de la route : « Diane, je n'aime pas ce terme de matière inerte... Vous n'êtes peut-être pas un être vivant à proprement parler, mais enfin, vous pouvez penser, rire, pleurer, vous émouvoir, être triste ou gaie, indifférente ou enthousiaste. Après tout, un poumon ou un estomac ne sont ni plus ni moins inertes que... les engrenages que vous avez dans le ventre. Qu'importe si vous pensez avec des transistors, et moi avec des neurones ? Le résultat est le même : vous êtes tellement humaine. Et vous valez bien mieux que la plupart des êtres humains, vous savez. »
Diane se mordit la lèvre inférieure, comme chaque fois qu'elle était troublée : « Ce que vous me dites me fait beaucoup de bien, François. J'avais eu peur que... que vous...
- Que je cesse de vous aimer ? Que je vous prenne en horreur ? Que je change d'avis, comme vous disiez au restaurant ? J'avoue que, quand j'ai compris la vérité, chez David, j'ai eu un instant de... non, pas d’horreur, mais de panique. Et puis, aussitôt après... de l'émerveillement. Je vous regardais, assise dans votre fauteuil, et vous étiez là, si belle, silencieuse, l'air vaguement inquiet : en un mot, tellement humaine ! Alors je me suis dit : et après ? J'ai compris qu'en fin de compte, votre... nature était sans importance. Pour moi, vous êtes une femme comme toutes les autres, Diane. D'ailleurs non, pas du tout : vous n'êtes pas comme n'importe quelle autre femme, Diane. Vous, vous êtes parfaite.
 - Trop parfaite. » murmura-t-elle, mais il ne l'entendit pas.
* * *
Diane ouvrit sa portière, s'apprêta à sortir, se ravisa et, se retournant vers François, lui proposa : « François, montez avec moi, s'il vous plaît. Je n'ai vraiment pas le coeur à rester seule, ce soir. »
Il hocha la tête, silencieusement, les mains toujours posées sur le volant. Il resta immobile quelques secondes, puis sortit de la voiture à son tour. Il prit Diane par le bras, et s'engouffra dans l'immeuble.
Dans le minuscule ascenseur de bois verni, tous deux restèrent silencieux, François préoccupé, Diane inquiète. Il la regarda d'un oeil absent, et elle lui répondit par un faible sourire. De nouvelles questions surgissaient en lui, elle le devinait, et craignait que quelque chose d'essentiel ne fût brisé entre eux.
* * *
Diane était assise dans un fauteuil, très droite, silencieuse. Elle regardait François, assis en face d'elle, sur le canapé. Le dos courbé, la tête baissée, il faisait tournoyer son verre et regardait sans les voir les deux glaçons s'entrechoquer.
Quelle dérision, songeait-il, la seule femme que j'aurai aimé aussi désespérément est une machine, une illusion, un rêve de métal et de matière plastique... qu'a-t-elle donc que les autres n'ont pas ? Si Léonard Neuville l'a dessinée conforme à son propre idéal féminin, alors nous devons avoir le même.
Il la regardait, à présent, et un sourire bizarre se forma sur ses lèvres. Contournant la table basse sur laquelle il avait posé son verre, il s'approcha d'elle. Elle se leva, attendit. Il la prit par les épaules, la regarda encore un instant, puis la serra contre lui, passionnément, dans un sanglot. Il sentait sa chaleur contre lui, le parfum léger de ses cheveux, son haleine tiède dans son cou. Ils ont soigné les moindres détails, songea-t-il, je me demande quand même si... Elle entoura son cou de ses bras, interrompant le cours de ses pensées. Leurs lèvres se cherchèrent, se trouvèrent. Il eut un dernier éclair de lucidité : je suis en train d'embrasser une machine. Puis il eut honte de cette pensée, et la serra plus fort.
* * *
François ouvrit les yeux lentement, cligna deux ou trois fois des paupières. Il mit plusieurs secondes à se souvenir de l'endroit où il se trouvait : à sa gauche, la cheminée, la porte entr'ouverte. A sa droite, la fenêtre, aux rideaux tirés. Près de lui, Diane, endormie, roulée dans le drap. Tout avait été si simple, si naturel, la veille au soir...
Il l'avait embrassée, il s'en souvenait; il lui avait enlevé sa robe, cela aussi il s'en souvenait... ainsi que de son corps mince et souple, qu'il avait encore serré, avec une infinie tendresse, contre lui. Etait-il possible qu'elle fût réellement une machine ? N'était elle pas en train de dormir, le plus simplement du monde, comme n'importe quel être humain ? Il caressa les cheveux sombres, la courbe de l'épaule. Après tout, quelle preuve avait-il qu'elle était bien... ce que David prétendait ? Peut-être ne s'agissait-il que d'une bonne farce ? Quelle folie ! Comment avait-il pu y croire ?
Il fronça les sourcils : c'était pourtant lui qui avait émis les premiers doutes, lui qui avait pressé Diane de questions. Et comment aurait-elle pu prévenir David et lui dire ce qu'il fallait raconter ?
Non, décidément, elle devait être réellement une... une quoi ? Quel nom donner à un tel être ? Robote ? C'était ridicule. Automate ? Non, cela évoquait les gestes saccadés des automates antiques, sans commune mesure avec la fluidité des gestes de Diane. Androïde ? Ce mot resurgit de ses souvenirs de romans de science-fiction. Androïde signifiait bien « à forme humaine », mais tous les androïdes des ses souvenirs étaient des hommes. Ou des êtres asexués. Ça n'allait pas non plus.
Ses souvenirs d'helléniste surgirent alors dans son esprit, et lui apportèrent la réponse : gynoïde. C'était parfait. Il y aurait désormais la race des anthropoïdes, avec les mâles : les androïdes, et les femelles : les gynoïdes. François rit à cette idée. Il se demanda si les laboratoires Neuville avaient créé d'autres êtres comme Diane.
A ses côtés, Diane s'étira en bâillant. Ma gynoïde adorée, songea-t-il. Il se pencha et l'embrassa.
 
 
V
Diane posa les mains sur les épaules de François. Penchée au-dessus de lui, elle lui dit : « Eh bien, François, tu rêves ? Ça fait cinq minutes que nous t'appelons, David et moi ! » Il se leva lentement de son fauteuil, engourdi par sa torpeur : « Excuse moi, je crois que je me suis endormi. Pourquoi m'appeliez vous ?
- Parce que le dîner est prêt, tout simplement. Tu sais, David est un vrai cordon bleu !
- Qu'est ce qu'il a préparé ?
- Surprise ! Tu vas voir... » Elle passa le bras autour de sa taille, et l'entraîna vers la maison.
* * *
Entre deux bouchées, David expliquait à François certains détails du fonctionnement de Diane : « Bien sûr, la nourriture qu'elle absorbe ne lui fournit aucune énergie, puisqu'elle dispose d'une source interne d'électricité. Par contre, elle est parfaitement à même d'apprécier la saveur des plats qu'elle mange. Je vous l'ai dit : elle possède les cinq sens communs à tous les êtres humains. Certains d'entre eux sont d'ailleurs plus étendus, ou plus précis : contrairement à nous, elle peut connaître la température d'un objet avec une bonne précision, simplement en le touchant. De même, nous lui avons donné l'oreille absolue - ce qui lui est plutôt utile, dans sa profession - et la gamme des fréquences qu'elle entend est légèrement plus large que celle d'un être humain.
- Vous n'avez pas songé à la munir de sens supplémentaires ?
- Non, car nous voulions en faire un être essentiellement humain : il lui fallait donc, à peu de chose près, la même perception du monde que vous et moi. Ceci dit, je ne vous cache pas que certains de nos prototypes sont dotés de sens assez originaux... »
David avait expliqué tout cela en souriant, comme toujours lorsqu'il donnait des détails techniques. Son visage redevint alors sérieux, il se racla la gorge, et se mit à parler sur un ton confidentiel : « Diane, François, je voudrais vous avertir de quelque chose, à présent. Voilà : maintenant que la vérité a été révélée, une bataille extrêmement importante va être livrée. D'un côté, il y a ceux qui vont continuer à considérer Diane et ses semblables - puisqu'elle n'est pas la seule de son espèce - comme de simples machines. De l'autre côté, il y a vous, François, il y a moi, aussi, et quelques autres, qui considérons ces êtres comme des êtres humains. Comme nous ils sont doués de conscience, de pensée, d'émotions, comme nous ils ont deux bras, deux jambes, une tête. Bref, ils ont forme humaine. Car ce que nous avons créé, François, est bien plus qu'un robot un peu plus performant que ses prédécesseurs. Nous avons créé l'Homme Artificiel, l'Homo Artificialis. Il n'est bien sûr pas capable de se reproduire comme nous le faisons, mais dans nos laboratoires, une équipe de ces... anthropoïdes, comme vous dites, est en train d'en construire d'autres.
- Semblables à eux-mêmes ?
- Pour l'instant, ils utilisent le modèle humain, mais certains m'ont suggéré des améliorations ! Ils sont en train de préparer une nouvelle race, François; voilà à quel processus nous avons donné naissance. Ils sont déjà plus intelligents que nous, ils sont infatigables, demain ils seront plus forts, plus rapides. Ils n'auront plus besoin de nous, François. Vous comprenez ? »
David marqua une pause, puis il reprit, après un soupir : « Pourtant, je n'ai pas peur, et je souhaite même les voir réussir. Les Hommes ont l'intelligence sans la sagesse, eux ont la chance d'avoir les deux : si rien ne les arrête, ils iront loin, très loin. L'apparition de la vie, l'apparition de l'Homme ne servait peut-être qu'à ça, François : notre rôle est peut-être de créer une nouvelle forme de conscience, libérée du support fragile de la biologie, et surtout libérée de l'influence néfaste de certains instincts; une conscience illimitée, qui peut déjà expérimenter sur elle-même, s'améliorer. Le temps ne compte pas pour eux : ils sont immortels. Le plus loin que nous soyions jamais allés, c’est sur la Lune ! C’était un exploit technologique, mais quel pitoyable saut de puce, ne serait-ce qu’à l’échelle du Système Solaire ! Tous les projets d’exploration de Mars ont échoué, la plupart avant même d’avoir été lancés, pour des raisons techniques, financières, politiques, et bien entendu biologiques. Nos anthropoïdes n’auront pas besoin d’emporter avec eux tout un environnement artificiel pour survivre loin de la Terre. Le vide de l'espace ne leur fait pas peur. L'Univers est à eux... »
 
 
VI
Diane retint François par le bras avant qu'il ne s'effondrât, et le fit asseoir avec précaution. Le sang qui suintait de sa tempe coula dans son cou, sur sa poitrine.
Les assaillants s'approchaient lentement, menaçants. Plusieurs d'entre eux brandissaient des barres de métal. Diane ramassa le projectile qui avait atteint François. Elle examina les visages des hommes qui l'entouraient, et fit de la tête un lent et imperceptible signe de dénégation, reconnaissant son impuissance. Elle lâcha le projectile, qui tomba avec un bruit métallique.
Les hommes se rapprochèrent, un rictus aux lèvres. L'un deux, pourtant, paraissait inquiet, et restait en retrait : « Hé, les gars, vous croyez qu'il est mort ? » Les autres s'immobilisèrent, et le regard de celui qui semblait être leur chef, alla de François, à celui qui avait parlé.
Les yeux de Diane s'agrandirent, et son menton se mit à trembler. Elle s'accroupit près de François, lui prit le pouls. D'interminables secondes passèrent avant qu'elle ne lève les yeux vers eux : « Vous l'avez tué. » dit-elle d'une voix blanche.
Elle se releva. Une larme roula sur sa joue. Elle s'essuya d'un revers de manche.
Celui qui avait parlé ne quittait plus François des yeux, et l'effroi se lisait sur son visage. Le chef regardait fixement Diane, attendant sa réaction.
Les bras ballants, elle fit un pas dans leur direction : « C'est bon, vous avez gagné. » articula-t-elle lentement, presque à voix basse. Le chef la détailla des pieds à la tête : « Dis donc, t'es peut-être qu'une machine, mais t'es quand même vachement bien roulée... »
Diane ferma les yeux quelques instants, les rouvrit. Le désespoir avait fait place à la détermination. D'un geste trop rapide et trop précis pour qu'aucun des hommes n'ait eu le temps de réagir, elle bondit en avant, renversant le chef, bousculant un des hommes, et s'élança dans le long couloir.
* * *
Les hommes avaient abandonné leur poursuite, essoufflés, fatigués,  alors que Diane courait encore aussi vite qu'aux premières heures de l'après-midi.
Cachée derrière une pile de caisses, elle attendit que l'obscurité fût complète. Quand elle n'entendit plus aucun son, elle sortit de sa cachette avec précaution.
L'intérieur de l'entrepôt, exempt de sources de chaleur, restait très sombre, et son propre rayonnement infrarouge était trop faible pour lui permettre de se diriger de manière efficace.
Aussi s'orienta-t-elle à tâtons vers la sortie. Du bout des doigts elle effleurait le bois rugueux des caisses successives. Quand elle eut dépassé la dernière caisse et atteint la paroi métallique, elle hésita sur la direction à prendre.
Elle écouta. Des voix étouffées lui parvenaient de la gauche. Elle longea la paroi vers la droite. Après quelques minutes d'une progression monotone, elle atteignit une porte. Elle tourna lentement la poignée. La porte ne s'ouvrit pas. Diane soupira, reprit sa progression : peut-être y avait-il une autre porte, plus loin ?
Elle la trouva dix minutes plus tard. Quand elle eut tourné la poignée et commencé à tirer la porte vers elle, celle-ci résista une ou deux secondes, puis s'ouvrit brusquement avec un vacarme métallique qui fit déferler la panique dans l'esprit de Diane.
Pour la première fois de sa vie, elle avait eu peur. Peur des hommes.
* * *
Malgré le bruit, personne n'était apparu. Diane avait longé l'extérieur du long bâtiment. En approchant du coin nord-est, elle avait ralenti. A une dizaine de mètres, deux hommes bavardaient, au pied du bâtiment.
Au bord de la route, leur véhicule attendait, moteur au ralenti. Ils sont deux, songea Diane. Donc les deux portes avant sont ouvertes : je peux monter côté passager, m'installer au volant...
Elle regarda de nouveau les deux hommes. Ils examinaient la base du bâtiment, à l'aide d'une lampe-torche.
Elle marcha lentement, silencieusement, en direction de la voiture, sans quitter les deux hommes des yeux. Elle avait parcouru plus de la moitié du chemin quand l'un d'eux leva la tête et l'aperçut. « Hé, vous, qu'est-ce que... mais c'est elle ! Arrêtez ! »
Elle s'élança, courut jusqu'à la voiture. La porte s'ouvrit, comme elle s'y attendait. Elle se glissa derrière le volant et démarra dans un hurlement de pneus.
* * *
Elle alluma la radio, se demandant si sa fuite serait rapidement annoncée.
Sa fuite ! Elle n'avait rien fait, et voilà qu'il lui fallait fuir ! Son seul crime était-il d'être artificielle ?
Les réactions du public étaient allées au-delà des prévisions de David. En apprenant que la violoncelliste mondialement connue - et appréciée - sous le nom de Diane Parker était (ou "n'était que", comme disaient certains) un être artificiel, une gynoïde, le public avait été abasourdi. A l'étonnement avaient succédé l'émerveillement pour quelques uns, et l'horreur pour l'immense majorité. Les chercheurs des laboratoires Neuville s'étaient vu traiter d'apprentis sorciers. Le Pape avait officiellement condamné leurs travaux - leurs agissements, disait-il - et dans le monde entier on avait accusé les entreprises Neuville de tromperie, d'escroquerie. Le successeur de Léonard Neuville avait eu beau faire remarquer que sa société avait beaucoup investi dans ces recherches, et n'en avait retiré qu'un peu de publicité, sa voix avait été peu écoutée, et peu entendue, dans l'effervescence générale.
Dans tous les pays, les musiciens professionnels s'étaient élevés contre cette usurpation de leur rôle d'artistes.
Les manifestations qui déversaient chaque jour dans les rues leur quota de troupeaux vociférants dégénérèrent bientôt en émeutes, et la colère dirigée contre les anthropoïdes se retourna contre le service d'ordre.
Dire que je suis la cause de toute cette folie, songeait Diane. Peut-être devrais-je me livrer à la foule et les laisser me détruire. Leur agressivité aurait enfin l'exutoire qu'elle cherche... Ma mission est un échec. Neuville avait été trop optimiste. L'humanité n'est pas prête.
 
 
VII
Diane ralentit, s'arrêta. A une centaine de mètres, un barrage avait été improvisé : cinq ou six voitures, immobilisées en travers, bloquaient la route.
Déjà un groupe d'hommes se rapprochait. Sans hésiter, elle descendit de voiture et s'enfonça dans la forêt qui longeait la route.
* * *
 Elle courait, à petites foulées régulières, entre les hauts troncs de la futaie faiblement éclairée par la lumière grisâtre de la Pleine Lune.
Elle les aurait vite semés. Leurs cris se faisaient de plus en plus faibles, et la lueur de leurs lampes était loin derrière elle.
Soudain, elle arriva au bord d'une rivière, dont les eaux paraissaient noires sous la Lune. Elle entendait le bruit discret de l'eau, les stridulations des insectes nocturnes. Et, dans le lointain, les cris des hommes. Elle plongea.
Je vais remonter vers l'amont, songea-t-elle, tandis qu'ils penseront que je me suis laissée porter par le courant.
* * *
Au matin, après avoir émergé de la rivière, et marché pendant plusieurs kilomètres, elle arriva à un village.
A quoi bon continuer à fuir, pensait-elle, tant qu'ils me poursuivent, je ne pourrai plus jouer de violoncelle... et ils ne s'arrêteront que quand ils m'auront rattrapée.
Elle s'approcha de la première maison, décidée à se rendre. Le soleil levant éclaboussait la façade de rose. Un chat s'approcha d'elle, se frotta contre ses jambes, la queue en point d'interrogation, puis s'éloigna.
Sous le bouton de la sonnette, une étiquette délavée indiquait le nom de l'occupant de la maison: Jacques Godart. Diane sonna. Pendant presque une minute il ne se passa rien. Puis, elle entendit des bruits de pas, et la porte s'ouvrit.
Un homme d'une trentaine d'années se tenait devant elle, immobile, la regardant avec curiosité. Une courte barbe mangeait son visage. Ses yeux pétillaient derrière ses lunettes. « C'est à quel sujet ?
- Je suis Diane Parker.
- Ah, oui... Entrez. »  dit-il, comme s’il s’attendait à sa visite. Il s'effaça pour la laisser entrer.
* * *
« Ainsi, vous pensiez que j'allais vous livrer ?
- Les autres me poursuivent avec tant d'acharnement... je voulais en finir.
- Mais ceux-là ne représentent qu'une poignée d'excités. La majorité de l'opinion vous est favorable, vous savez.
- Mais toutes ces manifestations, ces émeutes ?
- Je vous l'ai dit, une poignée d'excités, manipulés par ceux que votre existence dérange.
- Qui ?
- Peu importe.
- Ils... ils ont tué François.
- Je sais. Je suis désolé.
- Qu'est ce que vous me conseillez de faire ?
- Attendre ici que ça se tasse.
- Et après ?
- Vous continuez le violoncelle. Vous savez, il y a quelques années, j'ai commencé à apprendre à en jouer et puis... j'ai arrêté. Mais j'ai toujours gardé mon instrument. Vous accepteriez de jouer quelque chose pour moi ? »
Elle hocha la tête, et un sourire apparut sur son visage, un sourire un peu faible au début, puis un sourire franc, et enfin un sourire de bonheur : « D'accord. Où est-il ?
- En haut. Je vais le chercher. »
* * *
Diane éteignit le téléviseur et vint s'asseoir en face de Jacques : « Dites-moi... pourquoi m'avoir dit que seule une minorité de gens était hostile à mon égard, alors que c'est manifestement faux ?
- Je... je voulais vous rassurer. J'imagine ce que vous avez pu endurer... quand la foule se déchaîne, il faut s'attendre au pire, vous savez... » Il s'interrompit, regardant par dessus l'épaule de Diane. Elle se retourna : « Vous avez vu quelque chose ?
- Il m'avait semblé voir passer une ombre... »
Diane se leva, s'approcha de la fenêtre, scruta l'extérieur. « Je ne vois rien de spécial... peut-être n'était-ce qu'un de vos chats ?
- Oui, peut-être... Qu'allez vous faire, à présent ?
- Je ne sais pas. Je vais peut-être... »
A cet instant, une pierre percuta une des fenêtres, dont la vitre vola en éclats. Une voix retentit à l'extérieur : « Godart ! Livre-nous la fille, ou on fout le feu à ta baraque ! »
Diane hocha la tête : « Vous voyez, de toute façon je n'ai pas le choix. » Jacques la retint par le bras : « Vous ne pouvez pas vous laisser faire... Pas comme ça, sans réagir. » Elle se dégagea : « Sans réagir ? Mais je n'ai pas le droit de réagir. Je ne suis qu'une machine, voyez-vous.
- Ne parlez pas comme ça... Vous savez que vous êtes bien plus qu'une machine.
- C'est peut-être ça qui les gêne, justement. » Elle ouvrit la porte. La lumière dorée du soleil couchant pénétra dans la pièce, accrochant à chaque pied de meuble une ombre interminable.
* * *
L'homme secoua le bidon pour verser les dernières gouttes d'essence. Il s'y reprit à trois fois pour allumer son briquet, avant de réaliser qu'il était risqué d'enflammer l'essence directement. Il fouilla dans ses poches, cherchant un bout de papier. Il trouva la page des mots croisés, qu'il avait découpée le matin même de son quotidien favori, et pliée soigneusement. Il soupira, déçu de ne pas avoir eu le temps de terminer la grille du jour.
Derrière lui, les autres s'impatientaient. Il haussa les épaules, froissa le papier en boule, et ralluma son briquet. Il baissa les yeux vers Diane. Assise par terre, les chevilles et les poignets entravés par un épais fil de fer, elle attendait, les yeux dans le vague. Plus tard, certains diraient qu'ils l'avaient vue sourire à la vue du feu, et que c'était la preuve de son origine satanique. L'homme approcha le briquet du papier, recula prudemment, et jeta la page enflammée en direction de Diane. Leur regards se croisèrent un instant, et il sut que chaque soir de sa vie le regard de Diane, gravé dans sa mémoire, le retiendrait longtemps à l'orée du sommeil.
L'essence s'embrasa avec un bruit étouffé. Bientôt des volutes de fumée noire montèrent à l'assaut du ciel. Le corps de Diane s'affaissa lentement, sans un bruit. Un gamin plus courageux que les autres s'approcha d'elle, et cracha dans sa direction. D'autres l'imitèrent bientôt. Certains risquèrent même quelques coups de pieds à travers les flammes. Une voix aigrelette de femme s'éleva, leur demandant de faire attention à leurs chaussures neuves.
Les hommes se dispersèrent peu à peu. Ce soir ils retrouveraient leurs femmes, leurs enfants, leurs amis. Il y aurait peut-être même un bon film à la télévision.
* * *
Jacques referma sa fenêtre, se rassit à sa table. Il tourna lentement les pages de la partition que Diane avait eu le temps de noircir de notes, de son écriture rapide. Il revoyait ses doigts délicats tâchés d'encre, la finesse de ses poignets, sa moue appliquée, ses sourcils froncés, le mouvement de sa tête et de son bras quand elle renvoyait ses cheveux par dessus son épaule. Tandis qu'il déchiffrait mesure après mesure, il entendait la plainte du violoncelle dérouler sa litanie dans sa tête. Ses yeux se brouillèrent de larmes;  il referma la partition.
« Je n'ai pas choisi le titre. Vous en mettrez un vous-même. » avait-elle dit. Il dévissa lentement le capuchon de son stylo-plume, prit une profonde inspiration, et écrivit avec soin sur la couverture: Sonate Posthume, par Diane Parker.
 
 
 
© - Lionel Ancelet - 1983-1999


Note: sur mon ancien site Web, ce texte était apparu sous le titre "La vie courte et exemplaire de Diane Parker".
Il a subi depuis quelques changements minimes, et il a reçu un nouveau titre.



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