Cet or en ton regard

5 juin

 Quand je suis entré dans la cabine, je l'ai trouvée inconsciente, couchée en travers du lit défait dont elle avait repoussé les draps. Je me suis approché d'elle. C'est alors que j'ai compris la vérité. Des gouttes de sueur perlaient à son front, et elle avait pris un coin du drap dans sa bouche. Je lui ai parlé à voix basse. Elle a gémi en remuant la tête. Je lui ai touché le front : il était brûlant. Elle a ouvert les yeux. Son regard était vide, elle avait déjà atteint la phase du délire. Ainsi s'expliquent ses sautes d'humeur des derniers jours, sa fatigue incoercible. Sa fièvre va durer quelques jours encore. Je lui ai écarté les mâchoires pour retirer le coin du drap. Elle s'est agrippée à mon bras, toujours inconsciente. J'ai ouvert ses doigts un à un, et elle a lâché prise. Elle s'est blottie en position foetale, les bras serrés autour des jambes, le front posé sur les genoux.

6 juin

 Ses muscles sont à présent détendus et relâchés. Elle est restée inconsciente depuis hier. Je lui ai soulevé les paupières pour examiner ses iris. Les premières paillettes d'or sont apparues. Demain ou après-demain elle s'éveillera, apparemment rétablie. Cette phase de rémission durera quelques semaines, et puis...

7 juin

 Sa fièvre est remontée. Ses cheveux et ses draps sont trempés de sueur. Chaque fois que je lui remonte le drap jusqu'aux épaules, après quelques minutes elle l'écarte en gémissant. Parfois elle ouvre les yeux et me regarde. Je ne sais pas si elle me reconnaît. Elle a prononcé une fois mon prénom, et je lui ai longuement parlé, mais elle n'a plus rien dit. Demain peut-être ?

8 juin

 Sa fièvre a baissé. Ce matin je l'ai prise dans mes bras et emportée sous la douche. Je l'ai lavée, séchée, recouchée. Je sentais - ou plutôt j'espérais - qu'elle n'allait plus tarder à s'éveiller, à émerger enfin de ce coma peuplé de cauchemars. Elle a été prise d'une dernière et violente crise de délire en fin de matinée. Elle s'est mise à pousser des cris rauques, les yeux exorbités, et se tordait de douleur. Elle a même commencé à se griffer le ventre et à se mordre les poings jusqu'au sang. J'ai été obligé de lui attacher les poignets dans le dos, pour pouvoir lui faire une piqûre calmante. Elle s'est débattue plusieurs minutes avant de s'assoupir. Elle s'est enfin endormie, et j'ai pu la détacher. Je suis resté auprès d'elle plusieurs heures, et au cours de l'après-midi elle s'est éveillée. Elle a ouvert les yeux, simplement, sans même cligner des paupières, comme au sortir d'un simple somme. Elle s'est assise au bord du lit, elle a pris sa tête entre ses mains, et m'a demandé combien de temps elle avait dormi. Naturellement, elle ne se souvient de rien. Je me suis assis près d'elle, je l'ai serrée contre moi, et je lui ai raconté. A quoi bon lui cacher la vérité ? Elle l'apprendrait tôt ou tard en voyant ses yeux dans un miroir. Je ne me lassais pas de contempler son regard pailleté d'or, mais quand elle m'a demandé combien de temps il lui restait à vivre, j'ai détourné la tête, lui répondant que je ne savais pas exactement. Sans doute quelques semaines, peut-être quelques mois. Heureusement, elle ne souffrira pas. Elle connaissait aussi bien que moi les réponses à ses questions, mais sans doute les posait-elle dans l'espoir que pour elle les réponses seraient différentes...

13 juin

 Voilà presque une semaine qu'elle s'est éveillée. Nous évitons dans la mesure du possible de faire allusion au mal qui la ronge. Je lui ai fait une prise de sang, sur sa demande. Mais à quoi bon, puisque l'on sait déjà tout sur ce maudit virus ? Tout, sauf la façon de le vaincre. Et je ne dispose pas de l'équipement nécessaire pour poursuivre les recherches. Mon rôle se borne à assurer la surveillance et l'entretien du vaisseau, pendant les longs mois de la traversée interplanétaire. L'équipage se réduit pour l'instant à deux personnes : elle et moi. Les autres membres de l'expédition sont en animation suspendue, en attendant que nous atteignions notre but, dans deux ans. Notre situation me fait penser au vieux film 2001, L'Odyssée de l'Espace : un vaisseau spatial fonçant vers un but lointain, un équipage dont la plupart des membres dorment depuis de longs mois, et pour de nombreux mois encore. Dieu merci, notre Ordinateur de Bord n'est pas devenu fou, lui.

15 juin

 Ce matin je l'ai surprise en train de pleurer silencieusement devant une glace. Quand je suis entré, elle s'est retournée, a levé vers moi ses yeux aux merveilleux iris constellés d'or. Pourquoi cette maudite maladie donne-t-elle ce faux espoir insensé, cette période de rémission si longue et trop courte ? Elle n'a jamais été aussi belle, aussi tendre que ces jours-ci : pourquoi faut-il donc qu'elle soit condamnée ?

29 juillet

 Les jours passent, et elle est toujours vivante. J'aimerais croire que la maladie l'a oubliée, mais l'or de ses yeux dément cet espoir. Chaque matin, je tremble en la réveillant.

16 août

 Ses iris sont totalement dorés, à présent. Par quel miracle est elle toujours en vie ? Et jusqu'à quand ?

22 août

 Ce matin. Je me suis réveillé. Pas elle. Ne respirait plus. Déjà glacée, rigide. Voulu la soulever pour la rouler dans un drap. Fini. Tombée en fine poussière brune. Ne restait plus que deux coquilles d'or, tellement minces. Ses deux iris.
 
 

© - Lionel Ancelet - 1982



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