Pour la trentième fois depuis le départ,
Jonathan ouvrit le châssis tendu de papier huilé qui faisait
office de hublot, et il estima la position du Soleil. Il était à
peine quatre heures. Il restait donc au moins deux heures de voyage.
Deux heures, songea-t-il, deux heures avant que je la
revoie. Il ferma les yeux et tenta de se souvenir...
* * *
Enfin vint le jour du voyage à la Ville du Sud, et le hasard, à peine aidé par Jonathan, les mit en présence l'un de l'autre, sans témoins.
Ils avaient échangé quelques banalités : ce qu'ils achèteraient dans la Ville du Sud, les amis qu'ils y rencontreraient. Soudain, après un long silence habité seulement par le crissement des patins du char sur le sable, elle s'était penchée vers lui, et avait dit : "Tu sais, Jon, ton poème m'a beaucoup touchée..."
En cet instant il comprit - ou crut comprendre ?
- qu'elle avait dit oui. Il resta quelques secondes figé, écrasé
de bonheur. Puis, il la prit dans ses bras, et l'Univers entier frémit
devant une telle tendresse. Et l'infime hésitation qu'elle eut à
cet instant là, Jonathan ne la remarqua, ne la soupçonna
même pas, aveuglé qu'il était par son amour pour cette
fille douce et fraîche qui souriait dans ses bras.
* * *
Jonathan inspecta l'intérieur de son sac
en toile : l'oiseau-tulipe qu'il avait rapporté de la Ville du Sud
respirait faiblement, sans doute fatigué par le voyage. Dès
son arrivée, Jonathan lui donnerait à boire.
* * *
L'oiseau tulipe, revigoré par le contact de l'eau, avait retrouvé ses couleurs chatoyantes, et luisait faiblement dans la pénombre. Elle va être contente, songeait Jonathan, elle en avait tellement envie. Dire que dans quelques minutes à peine je vais revoir son sourire, son merveilleux sourire...
Essoufflé par les hautes marches de pierre, et le coeur battant la chamade, il s'approcha de la porte, souleva le lourd marteau de silex, qui retomba en lançant quelques étincelles dans la nuit à présent complète.
Jonathan retint sa respiration, cherchant à percevoir les bruits venant de l'intérieur. Seuls le bruissement soyeux des plumes de l'oiseau-tulipe, et le battement du sang dans ses tempes, parvinrent à ses oreilles. Il souleva de nouveau le marteau.
"Elle est sortie." La voix avait claqué derrière lui, rêche et traînante. Il se retourna. C'était le Médicateur, qui s'était récemment installé dans une hutte de pierres sèches, non loin de sa maison à elle.
"Sortie ?
- Oui. Des amis sont venus la chercher, et ils sont tous partis..."
Il ajouta avec un plaisir évident : "Ils parlaient très fort, et ils avaient l'air de beaucoup s'amuser !"
Jonathan le regarda s'éloigner, le coeur
serré. Le Médicateur lui avait toujours été
vaguement antipathique, avec sa manie de commenter les faits et gestes
de tout le monde.
* * *
Ce ne fut qu'en arrivant chez lui qu'il s'aperçut
que l'oiseau-tulipe était mort pendant la nuit, tué par le
froid.