I
La cour intérieure du château est tapissée d'un fin gazon parsemé de trèfle. Un chêne plusieurs fois centenaire découpe un cercle d'ombre fraîche dans le carré de lumière brûlante.
Ce doit être lui, Noël. Il est en train de lire, allongé sur un transat. Il me jette un regard par-dessus ses lunettes, se lève et vient à ma rencontre : " Vous devez être Félix ? " Mais oui, c'est moi Félix. J'ai eu le temps de m'habituer à ce prénom, depuis le temps. Et puis, ça veut dire " heureux " en latin... " Vous, vous êtes Noël ? " C'est bien lui, la soixantaine alerte, le cheveu gris mais abondant, le sourire impeccable, le regard bleu métallisé. Une vraie réclame pour caisse de retraite. " Vous avez fait bon voyage ? " Un geste évasif. " Ma vieille 205 ne dépasse plus le cent dix, mais elle a réussi à monter jusqu'ici, et... " Je ne finis pas ma phrase, d'ailleurs il n'écoute pas la réponse. Il me fait signe de le suivre à l'intérieur.
Cette cuisine doit être aussi grande que mon appartement. Il faut que j'arrête de faire des comparaisons, sinon je vais devenir envieux. " Vous voulez boire quelque chose ? " Je hoche la tête, j'ai soif après la route matraquée de soleil. Une rangée de casseroles de cuivre orne le manteau de la cheminée. Belle table, au moins dix centimètres d'épaisseur, et dix mètres, non, cinq mètres de long. Noël sort une bouteille de cidre du frigo, la débouche, remplit mon verre. Je l'avale d'un trait, Noël m'en verse un autre en souriant. J'écoute la mousse crisser dans le verre avant de le porter de nouveau à mes lèvres. J'ai tout mon temps, à présent.
Je sens un regard dans mon dos, je me retourne. Sur le pas de la porte, deux yeux verts m'observent. La jeune femme est appuyée au chambranle ; elle est vêtue d'un jean et d'un T-shirt blanc. Ses cheveux d'un blond vénitien sont rassemblés en une queue de cheval. " Cécile, ma fille. " Je pense à la chanson de Nougaro, et je serre la main qu'elle me tend. " Félix, notre invité pour le mois d'août. " Nous échangeons quelques banalités, et elle ressort de la cuisine. Ses pieds sont nus.
Noël me montre ma chambre, récompense
d'un interminable escalier en colimaçon taillé dans l'épaisseur
du mur. Je n'ai qu'une idée, me glisser sous l'édredon et
sombrer dans le sommeil, mais il faut d'abord dîner. " Je vous laisse,
vous avez une salle de bains derrière cette porte si vous voulez
vous rafraîchir avant de redescendre. " Il tourne les talons et dévale
l'escalier sans attendre ma réponse.
II
Une salle de bain avec fenêtre. J'en ai toujours rêvé. Moi qui n'ai jamais connu que les exigus cabinets de toilette d'appartements citadins, dans lesquels il faut replier le séchoir à linge pour prendre une douche, je suis servi. Celle-ci est aussi grande que... Ça y est, je recommence à faire des comparaisons. N'empêche qu'elle est grande. Et cette fenêtre ! Je pourrai me laver les dents en admirant le paysage. Chouette, non ?
Un peu avant huit heures, je redescends. Madame
Ducourt, prénommée Lisa, est arrivée entre temps.
C'est le portrait de Cécile, avec vingt-cinq ans de plus. Noël
me propose un apéritif dans la bibliothèque. Il y a au moins
cinq mille bouquins dans cette pièce. De toutes les formes, de toutes
les tailles. Je m'approche des rayons, cherche une logique au classement
de ces livres. En vain. Les Zola côtoient les Asimov et les Exbrayat.
Pas de classement par genre, ni par titre, ni par auteur. Ses livres doivent
s'entasser par ordre chronologique d'achat... Ou encore, les favoris à
portée de la main, les disgraciés sur les rayonnages les
moins accessibles. Noël ne doit pas être du genre à aligner
les reliures cuir dorées sur tranche pour la galerie... Quand je
pénètre pour la première fois chez quelqu'un, j'ai
tendance à chercher des yeux sa bibliothèque. Son contenu
- ou son absence - en disent souvent plus long qu'une longue discussion.
La bibliothèque de Noël Ducourt ressemble à la mienne.
A la taille près. Nous avons déjà ça en commun.
Il me regarde, amusé, tandis que je poursuis mon exploration. Nous
échangerons peu de mots pendant ce premier apéritif. Juste
quelques regards de connivence. Après trois whiskies quinze ans
d'âge nous passons à table, et le sol tangue dangereusement
sous mes pieds. Le couvert est dressé pour trois personnes. Ce soir
nous dînerons sans Cécile.
III
Cet escalier en colimaçon est décidément plus difficile à descendre qu'à monter. J'arrive en bas sans me rompre les os, c'est déjà ça.
" Bien dormi ? ". Les yeux verts me scrutent, rieurs. " Aujourd'hui je vous emmène faire du vélo... Café ? Jus d'orange ? " J'acquiesce aux deux, j'ai droit aux deux. " Sucre ? " J'avale mon café d'un trait, avant de réaliser que j'ai, mais oui, tout mon temps. " Pas bavard, hein ? Oubliez un peu vos soucis... Vous en avez beaucoup ?
- Comme tout le monde, je suppose...
- C'est une fatalité ?
- Non, mais... Vous n'avez pas de soucis ?
- Ça m'arrive, mais je suis en vacances, j'ai choisi de ne pas y penser.
- Vous y arrivez ?
- C'est une question d'entraînement. Nous irons faire une balade à vélo. Ou à pied. Vous verrez.
- Quel rapport ?
- Aucun. Mais vous en trouverez un tout seul. "
Cécile fait une tartine. Le miel coule de la cuillère avec une incroyable lenteur, elle le contemple de toute son attention, lèche les dernières gouttes avec gourmandise. Elle me tend la tartine. " Pour vous.
- Pour moi ?
- Oui. Vous n'avez pas faim ?
- D'habitude, je ne mange rien le matin...
- Mauvais, ça, très mauvais. Allez,
dénouez votre estomac et goûtez-moi ça. " Elle tend
le bras pour attraper une autre tranche de pain. Une autre tartine de miel,
dans laquelle elle mord avec appétit.
IV
La balade commence par une descente, ce qui me laisse le temps d'essayer de comprendre comment fonctionnent les changements de vitesse sur ces engins. Ça n'est finalement pas si compliqué. Peu habitué à la puissance des freins, je manque de faire la culbute par-dessus le guidon - pardon, le cintre - à mon premier ralentissement, en bas d'une descente.
S'ils sont peu doués pour la vitesse, ces vélos pourraient en revanche escalader un mur... Nous n'avons grimpé que le quart de cette côte, et Cécile a déjà pris cent mètres d'avance. Elle se retourne pour voir où j'en suis. Constatant mon retard, elle pose le pied à terre. Suant et soufflant, je la rejoins péniblement.
" Je ne dois pas être beau à voir.
- Dans quelques jours vous la monterez sans vous
arrêter. Allez, on repart. " Et elle repart.
V
Curieux. D'habitude, quand je suis en présence d'une femme, je me sens obligé de parler, d'empêcher le silence de s'installer. Ici, c'est inutile. Nous regardons le paysage. Ou plutôt, le paysage est là, et nous en faisons partie. Il n'y a rien à dire. Une autre chose que j'ai apprise depuis mon arrivée : ne rien faire. Rester assis, sans lire, ni écouter de la musique, ni même penser. Juste être là. Dur à expliquer.
Nous redescendons. Le cliquetis de la roue libre se fait obsédant. Je pédale doucement pour l'effacer. Il ne reste que le sifflement du vent dans mes oreilles. Une vache, affublée de boucles d'oreilles de plastique orange numéroté, nous regarde passer en mâchonnant une touffe d'herbe.
Nous croisons une voiture. En quelques jours, je me suis déjà habitué à la pureté de l'air, à tel point que les gaz d'échappement d'une seule voiture m'incommodent.
La route s'enfonce dans une futaie. Nous entrons dans une cathédrale de verdure. Le soleil tend des rubans d'or entre les troncs. Comme si elle sentait mon émerveillement, Cécile s'arrête, me jette un regard par-dessus son épaule, et me sourit.
Sur le chemin du retour, tandis que je suis Cécile,
je cligne des yeux à cause du soleil, et une pensée insolite
me traverse l'esprit : si Cécile et moi sommes sur cette route bordée
d'arbres et de fleurs, si les papillons et les écureils nous regardent
passer, c'est grâce au millions de tonnes de substance que le Soleil
perd chaque seconde depuis la nuit des temps pour nous fournir chaleur
et lumière.
VI
- Tarte aux pommes et aux noix. "
Je déglutis avec envie, tant l'eau me vient à la bouche à cet énoncé. " Je peux vous aider ?
- Oui. Vous pouvez éplucher les pommes et les couper en morceaux. Ou casser les noix en essayant de ne pas trop massacrer les cerneaux. Au choix. "
J'opte pour les noix. Peut-être cette tâche me semble-t-elle plus masculine ? Les premiers cerneaux finissent en miettes, mais après quelques noix j'attrape le coup de main, et j'arrive à obtenir chaque fois deux moitiés intactes, dont j'extrais avec art les cerneaux sans les briser. Satisfaction.
Le soleil déclinant arrose la cuisine d'une lumière blonde. Blondeur sombre de l'épaisse table de bois, blondeur dorée du pot de miel, blondeur pâle des cerneaux de noix, blondeur enfin des cheveux de ma jolie pâtissière. Mû par une impulsion, je présente un cerneau à la bouche de Cécile. Elle tend les lèvres pour le prendre. Du dos de la main elle écarte une mèche de ses cheveux, et blanchit son front d'une trace de farine, tandis qu'elle croque le cerneau. Je me penche vers elle, j'essuie son front du bout des doigts. Elle me sourit, et me plante un baiser sur la joue. Ses yeux pétillent. Je dois avoir l'air surpris, hésitant. Elle incline la tête, ferme les yeux, sourit de nouveau, entrouvre les lèvres, attend. Qu'est-ce que vous feriez, à ma place ?
Je ne suis pas près d'oublier ce baiser enfariné
dans la cuisine.
VII
Nous avions étendu une couverture sur l'herbe, sous la toile percée du ciel nocturne. La Voie Lactée enjambait l'horizon au dessus de nos têtes. Cécile m'a fait visiter les constellations. Près du zénith, Véga et son éclat de diamant blanc-bleu, non loin du vol infiniment lent du Cygne. Plus bas, la ligne sinueuse du Dragon, dont la légende veut qu'il s'agisse de la dernière résidence de Cerbère, douzième victime d'Hercule... La casserole de la Grande Ourse ; celle, renversée, de la Petite Ourse, le W de Cassiopée (qui devient un M en hiver). Et, bien entendu, Persée, source apparente de la pluie d'étoiles filantes de la mi-août. La Lune, fin croissant d'or, s'était couchée une heure avant, dans les feux du Soleil couchant.
J'écoutais comme un gosse, fasciné, la voix de Cécile me guider dans ce voyage immobile. Elle tendait le doigt, soulignant tel ou tel alignement d'étoiles, me faisant sauter de constellation en constellation. Par instants, je perdais la notion du haut et du bas, et j'avais l'impression d'être adossé à un mur basculant vers les étoiles.
Quand le clocher du village voisin eut égrené les douze coups de minuit, j'ai réalisé que je grelottais de froid. J'ai demandé à Cécile qui lui avait transmis cette science des étoiles. " Mon père. Et les livres. "
Nous nous sommes levés. J'ai tendu le bras
vers l'horizon, au Sud-Sud-Est. " C'est bien Saturne que l'on voit, là-bas,
au dessus des arbres ? " J'ai deviné le sourire de Cécile
dans l'obscurité. " Bravo, vous commencez à connaître
le ciel. " Noël avait un petit télescope, dans lequel il nous
avait montré, quelques jours plus tôt, l'anneau de Saturne.
Bien sûr, j'avais déjà vu des photos dans les magazines,
prises par les télescopes des grands observatoires. J'avais vu aussi
les images transmises par les sondes spatiales, avec leur luxe de détails
et de couleurs. L'image que nous voyions dans l'oculaire du télescope
de Noël était petite et tremblotante, mais la planète
et son anneau étaient visibles, suspendus dans l'espace ; cette
vision directe était bien plus émouvante que n'importe quelle
photo en couleur sur papier glacé.
VIII
A un carrefour en T, Cécile continue tout droit, plongeant dans la forêt. Je la suis. La selle du vélo me transmet les moindres irrégularités du chemin de terre, le moindre caillou, la moindre branche morte... Cécile slalome entre les pierres, franchit les troncs couchés avec une aisance déconcertante. Elle semble mettre un point d'honneur à ne jamais mettre pied à terre. Voudrais-je en faire autant que j'en serais bien incapable... Ça viendra avec le temps.
L'orage nous surprend au sortir de la forêt. Le premier éclair éclate, aveuglant, suivi presque aussitôt par le fracas du tonnerre. Les premières gouttes de pluie ne se font pas attendre. Pour éviter de rester sous les arbres, nous pédalons à perdre haleine jusqu'à une grange, de l'autre côté d'un champ de blé. Quand nous atteignons l'abri, nous sommes trempés de la tête aux pieds. Devant nos yeux, la densité de la pluie est telle que nous nous sentons prisonniers d'une prison aux barreaux liquides. Je tends la main hors de l'auvent. La violence des gouttes me force à baisser le bras.
Cécile est assise sur une botte de paille.
A travers le coton de son T-shirt trempé, je devine les courbes
de ses seins. Elle frissonne. J'attrape le bas du T-shirt, et le tire doucement
par dessus la tête de Cécile qui lève les bras pour
m'aider.
IX
Tandis qu'il fait à Cécile une démonstration
de son nouvel autoradio (douze haut-parleurs et cinq amplis), je vais chercher
à boire dans la cuisine. J'y surprends Nöel et Lisa, enlacés
près de la fenêtre et parlant à voix basse. Ils ne
m'ont pas entendu arriver ; je fais demi-tour et m'éloigne sur la
pointe des pieds, à la fois troublé et heureux de l'harmonie
manifeste qui règne entre eux. Je rejoins Cécile et Philippe.
Elle est accoudée au muret de pierre, le regard captivé par
un vol d'oiseaux, V souple et fluide qui glisse dans l'air du soir. Philippe
astique les jantes de son auto avec un mouchoir en papier.
X
Cécile pousse un panneau de bois et je découvre sa chambre. Le haut lit de bois ancien trône au centre du mur. Par la fenêtre ouverte nous entendons l'orage gronder au loin. Cécile se laisse tomber dans l'épaisseur de l'édredon, où elle disparaît presque. Je m'assieds près d'elle. Ses bras sont relevés derrière sa tête, elle me regarde avec le même sourire que l'autre jour dans la cuisine. Du pouce et de l'index j'ouvre le bouton de son jean. Elle se relève, va chercher dans une armoire un pot de miel qu'elle pose sur la table de nuit, en me regardant d'un air gourmant. Elle se recouche, et je finis de lui retirer son jean. Le reste ne vous regarde pas.
Au dehors, la pluie est revenue, faisant tinter
les tuiles sous ses milliers de doigts liquides.
XI