Le texte qui suit est la version sous forme de nouvelle de cette histoire. J'en ai tiré une adaptation sous forme de scénario (de court-métrage), téléchargeable au format Acrobat.
 

Jour de neige

 
 

 "Le Général de Gaulle m'a demandée en mariage, hier soir.
- Maman, ça doit faire vingt ans qu'il est mort!
- Mais non, je l'ai vu hier soir à la télé. Et il a annoncé qu'il allait m'épouser. D'ailleurs, Mitterrand était jaloux, ça se voyait dans ses yeux. Il est bien conservé pour son âge, celui-là. Il a encore tous ses cheveux.
- Maman, ce sont des images d'archives que vous avez vues. Je vous dis qu'ils sont morts tous les deux!"

Nicole soupira. Elle se leva, alla vers la fenêtre. Le ciel était gris et bas, la pointe de la Tour Eiffel disparaissait dans les nuages. Elle se tourna vers Suzanne.

"Maman, vous ne pouvez plus rester dans cette maison. Il faut quelqu'un pour s'occuper de vous. J'ai trouvé un endroit très bien...
- C'est comme ça que vous traitez votre mère? Vous voulez me faire enfermer? Et d'abord, qu'est-ce qui me prouve que vous êtes bien ma fille? Je ne me souviens pas de vous avoir connue petite."

Nicole s'enfuit dans la cuisine pour cacher ses larmes. Elle déchira une feuille de papier essuie-tout du rouleau pour se moucher. Sa mère ne la reconnaissait plus que par intermittence. Depuis le décès de son mari, Charles, sa maladie d'Alzheimer s'était aggravée. A plusieurs reprises la police l'avait ramassée, marchant sans but dans les rues de Paris, son sac à main gonflé de l'argent liquide qu'elle avait retiré à la banque.

"Et votre mari, Antoine, pourquoi n'est-il pas venu? Ça ne l'intéresse pas de venir voir sa belle-mère, c'est ça?" Suzanne venait d'entrer dans la cuisine, Nicole ne l'avait pas entendue approcher. "Maman, vous savez bien qu'il... qu'il est mort." Antoine était directeur commercial dans une entreprise de composants hydrauliques pour l'aviation. Il partait tôt le matin, revenait tard le soir, rapportait des dossiers à la maison, ne voyait sa famille que le week-end. Un soir au bureau, deux ans plus tôt, il avait été terrassé par un infarctus. Une femme de ménage l'avait trouvé inanimé sur la moquette. Son stylo plume en laque de chine avait fait une grosse tache bleue sur la manche de sa chemise. On avait appelé le SAMU, mais il était trop tard.

Nicole s'était retrouvée seule dans son grand appartement du septième arrondissement. Leur fille unique, Marianne, s'était mariée quelques années plus tôt, avec un Jean-Claude courtier en assurance-vie. Ils habitaient Bordeaux, et venaient rarement à Paris. Nicole n'avait pas vu ses petits-enfants, Charlotte et Julien, plus de dix fois depuis leur naissance.
Marianne et Jean-Claude avaient plusieurs fois suggéré à Nicole de mettre Suzanne dans une maison de retraite, et à vendre la maison de Saint-Cloud. Ils espéraient bénéficier d'une donation pour pouvoir rembourser plus rapidement le duplex qu'ils avaient acheté dans le centre de Bordeaux. Nicole avait résisté le plus longtemps possible. Elle connaissait les maisons de retraite. Quand la mère d'Antoine était encore en vie, elle lui avait rendu plusieurs fois visite. Elle se souvenait de cette vieille dame qui avait mis dix minutes à traverser la pièce, en s'appuyant sur son déambulateur: un pas en avant, trente secondes pour retrouver son souffle, un pas en avant... Elle poussait devant elle cette parodie de balcon qui donnait sur le néant, et avait jeté à Charlotte et Julien qui couraient autour d'elle des regards qui avaient donné le frisson à Nicole.

Mais Suzanne ne pouvait plus rester toute seule. Il lui fallait de l'aide pour faire ses courses, ses comptes, ses démarches administratives. Avec ses pertes de mémoire et son hostilité, elle ne lui facilitait pas la tâche. Faudrait-il l'emmener de force? Cette perspective la remplissait de détresse. Elle imaginait sa mère criant, se débattant, s'agrippant aux chambranles des portes tandis qu'on la tirerait hors de la maison. Elle voyait les voisins aux fenêtres, l'ambulance et son oeil bleu tournant sur le toit.

La nuit était tombée très vite. Nicole n'avait pas allumé dans la pièce, baignée dans la lumière jaunâtre des lampadaires à vapeur de sodium qui longeaient la rue. Suzanne se balançait sur sa chaise en marmonnant une chanson indistincte. Une flaque d'urine s'agrandissait à ses pieds.

Nicole se sentit tout à coup fatiguée. Elle s'approcha de la fenêtre. Les premiers flocons de neige commençaient à tomber. Elle aperçut une chaise longue abandonnée dans le jardin. Elle sortit de la maison, avec l'intention de ranger la chaise dans le garage. Le froid était assez vif, et Nicole vêtue légèrement pour la saison. Elle frissonna. La tête lui tourna un peu, elle se laissa tomber sur la chaise.
Elle se déchaussa, allongea les jambes, regarda ses pieds. A cinquante ans passés, elle se savait encore belle, épargnée par le temps, à la manière d'un disque oublié que l'on n'aurait écouté qu'une seule fois après l'avoir acheté. Après la mort d'Antoine, un de leurs amis, Maxence, lui avait fait une cour discrète mais empressée. Il était amoureux d'elle depuis qu'il la connaissait. Nicole partageait son attirance, mais elle avait repoussé Maxence, par respect pour la mémoire d'Antoine, pensait-elle. Le décor du restaurant lui revenait, les chandeliers dont un courant d'air invisible agitait la flamme, Maxence lui prenant la main, la regardant avec des yeux de jeune homme, lui embrassant les doigts avec tendresse. Elle avait retiré sa main, s'était levée, avait couru jusqu'à la voiture. "Ramenez-moi", avait-elle dit à Maxence. Depuis, quand le téléphone sonnait, elle laissait le répondeur décrocher à sa place.

Nicole leva le visage vers le ciel. Elle ferma les yeux. Elle sentait la piqûre des flocons sur son visage; elle ouvrit la bouche pour les sentir fondre sur sa langue. La neige avait redoublé d'intensité, le bruit des voitures dans la rue lui parvenait plus étouffé, l'herbe avait disparu sous un tapis blanc. Nicole ne sentait plus le froid, elle s'étira avec volupté. Elle s'endormit.
 

*   *   *


Jean-Claude décrocha le téléphone en imitation loupe d'orme qui ornait son bureau.
"Jean-Claude Bruchin.
- Jean-jean? C'est Marianne.
- Qu'est-ce qu'il y a, ma Mimi?
- Il s'est passé quelque chose... à Saint-Cloud.
- C'est ta grand-mère Suzanne? Elle a encore pété les plombs? Qu'est-ce qu'on attend pour la faire enfermer, celle-là, avant qu'elle fasse une grosse connerie?
- Non, Jean-Claude. C'est maman.
- Nicole? Mais qu'est-ce qui s'est passé?
- On l'a retrouvée dans le jardin, sous la neige.
- Comment ça?
- Elle était morte. Morte de froid.
- Merde."
 
 
 

© - Lionel Ancelet - 1999



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