Question de Méthode

 

 

I
Den s'arrêta sur le pas de la porte, cherchant des yeux la jeune femme qu'il avait aperçue quelques instants plus tôt à l'intérieur du magasin. Il la vit s'éloigner en direction de la gare, et décida de la suivre.

 Elle portait sous le bras un carton, assez lourd sans doute, puisqu'elle s'arrêtait souvent pour le changer de côté. Den envisagea de lui proposer son aide, mais l'appréhension l'en empêcha. Il préféra rester à quelque distance.

 Aux abords de la gare, il la vit se faufiler entre les nombreuses voitures garées sur le parking, et craignit qu'elle ne montât dans l'une d'elles, ce qui aurait mis fin à sa filature improvisée. Avec soulagement, il la vit gravir les marches qui conduisaient dans la gare.

 Elle s'engagea dans l'escalier souterrain, et réapparut deux quais plus loin. Un train entra en gare peu après, dans un long grincement de freins, et Den vit la jeune femme s'avancer. Il n'avait plus le temps d'acheter de billet. Il s'engouffra dans l'escalier.

 En montant dans le wagon, elle chercha une place libre et, apercevant deux banquettes vides se faisant face, elle s'assit près de la fenêtre, dans le sens de la marche. Den hésita, puis vint s'asseoir en face d'elle.

 Elle avait posé le carton sur la banquette, à côté d'elle, et Den remarqua qu'il contenait des livres. Il pensa utiliser ce détail pour engager la conversation. Il lui dirait par exemple : "Tiens, vous lisez beaucoup." Elle ne pourrait pas ne pas répondre... et il entendrait sa voix. Il se demandait quelle voix elle pouvait avoir. Une voix chaude et douce, sans doute, en accord avec son visage, avec le mouvement de ses cheveux quand elle tournait la tête, avec son regard clair, avec sa silhouette fine et souple... Quelques minutes plus tôt, sur le quai de la gare, juste avant que le train n'arrive, le vent avait plaqué contre elle sa robe légère, et Den s'était dit qu'il aurait aimé être le vent, à cet instant là.

 Mais que lui répondrait-elle ? Une banalité sans doute, et la conversation en resterait là. Den se désolait déjà, et se dit qu'il avait été fou de la suivre simplement parce que, quand elle était passée près de lui, dans le magasin, il avait été ému en la voyant, sans raison précise.

 A quoi bon essayer ? Elle ne le connaissait pas; elle avait sa vie, ses amis; ce n'était certainement pas lui qui allait bouleverser sa routine quotidienne.

 Le train ralentit, s'arrêta dans une gare. Le front appuyé à la vitre, Den vit deux amoureux s'embrasser, assis sur un banc. La fille était jolie, et Den trouva le garçon laid. C'est injuste, songea-t-il, toute cette grâce et cette tendresse gaspillées et placées entre des mains maladroites et qui ne savent pas... Il frissonna de détresse, et souffla sur la vitre pour noyer sa vision dans la buée. La jeune femme l'arracha à ces sombres pensées : elle lui demandait l'heure. Avec empressement, il consulta sa montre et la renseigna. Elle le remercia avec un sourire amical. Saisissant l'occasion, il montra le carton du doigt, et demanda : "Vous... vous lisez beaucoup, on dirait ?" Elle hocha la tête : "Oh, j'ai de quoi lire pour un bout de temps, vous savez." Den but ses paroles, sous le charme, incapable de rien dire. Il réussit néanmoins à s'arracher à sa contemplation, et enchaîna sur la première phrase qui lui vint à l'esprit : "Vous avez lu Belle Immortelle ?" Ce roman l'avait tellement passionné qu'il l'avait lu d'une seule traite.

 Elle rougit imperceptiblement, et dit à voix basse, avec un léger sourire : "C'est moi qui l'ait écrit." Den resta interloqué quelques secondes, et réussit enfin à articuler : "Vraiment ? Je..." Il s'interrompit au milieu de sa phrase. Un contrôleur venait de pénétrer dans le wagon. Les uns après les autres, les voyageurs lui tendaient leur billet, et il se rapprochait, inéluctablement.

 La jeune femme se retourna, cherchant des yeux ce qui avait captivé l'attention de Den. A la mine dépitée de ce dernier, elle comprit : "Vous n'avez pas de billet, n'est ce pas ?" Den hocha la tête, furieux contre lui-même. Le contrôleur s'avança vers eux, tendit la main. Il s'arrêta au milieu de son geste, fit volte-face, et quitta le wagon.

 Den et la jeune femme échangèrent un regard incrédule. Par quel miracle le contrôleur avait-il changé d'avis ? La jeune femme sourit. "Je renonce à comprendre, déclara-t-elle. Il y a tellement de choses incompréhensibles..." Ne voyant pas très bien où elle voulait en venir, Den s'enquit : "Quelles choses ?"

 Elle chassa de la main une mouche imaginaire, et répondit : "Je ne sais pas... Tenez, tout à l'heure, j'étais persuadée, devant la gare, d'avoir une voiture, et puis soudain, je me suis souvenue que j'étais venue par le train. Vous ne trouvez pas cela curieux ?" Den hocha la tête, et tenta d'ordonner ses pensées. "Euh, oui... Mais alors, vous êtes Léa Spinder ? Je veux dire, puisque vous êtes l'auteur de Belle Immortelle ?" Elle acquiesça : "Vous voulez dire que vous ne le saviez pas ?" "Non, je vous assure... Vous avez un autre livre en préparation ?" Léa hocha la tête : "Oui, en effet, j'en ai un autre en chantier.

 - Ça parlera de quoi ?"
 
 

II
Témis s'adressa à Eris : "Vous ne trouvez pas que vous y allez un peu fort ? Vous feriez mieux de tout arrêter et de reprendre à zéro ! Faire des modifications en cours de route ! Et ça fait déjà deux fois !"

 Eris ne se laissa pas déconcerter : "Quelle importance ? J'ai déjà perdu beaucoup de temps à concevoir cet environnement... Cela m'a demandé un gros travail de documentation, et j'aimerais essayer quelques variations avant de passer à l'expérience proprement dite."

 "Comme vous voudrez." répondit Témis. Il pivota lentement sur lui-même et sortit de la pièce. Eris modifia quelques paramètres, et poursuivit ses essais.
 
 

III
Léa se pencha vers Den, lui parlant presque à voix basse, sur un ton confidentiel : "C'est un roman psychologique... Il s'agit d'un homme et d'une femme qui vivent ensemble, et qui sont persuadés qu'ils s'aiment, alors qu'il n'y avait, au début, que de l'amitié entre eux. Mais tout leur entourage, leurs amis y ont vu de l'amour, et ils ont fini par jouer le jeu, et par y croire eux-mêmes..." Elle regarda par la fenêtre, les yeux perdus dans le vague. Den était surpris par le ton de son récit : il avait les accents de la sincérité. Poussé par la curiosité, il demanda : "Votre roman ne serait-il pas un peu... autobiographique ?"

 Elle le regarda soudain, et il vit de la peur dans ses yeux. "Qu'est-ce qui peut vous faire croire ça ?" répondit-elle, si fort, que tous les passagers du wagon regardèrent dans leur direction.

 Den, à la fois surpris et inquiet, tenta de la calmer : "Excusez-moi, c'est une question que j'ai posée en l'air, sans savoir... pardonnez-moi, s'il vous plaît.

 - Sans savoir, sans savoir... Tout le monde agit sans savoir, et voilà pourquoi nous en sommes là..."

 Den lui prit la main. "Qu'est-ce que vous voulez dire ?" demanda-t-il, la gorge sèche. Elle secoua la tête. "Vous ne comprenez donc pas ? Vous ne voyez pas que nous allons tous à l'aveuglette, que nous ne voyons pas les autres tels qu'ils sont, mais tels que nous les imaginons ? Cela ne vous est jamais venu à l'idée ? Et d'abord, pourquoi est-ce que je vous raconte tout ça, moi ? Laissez-moi tranquille !"

 Elle se leva, souleva le carton de livres, le posa à terre, et gagna une autre place, poussant son carton du pied. Tous les regards convergeaient vers Den.
 
 

IV
La porte s'ouvrit silencieusement, laissant entrer Témis. "Alors, où en êtes-vous ?

 - J'ai dû arrêter. Je vais essayer de reprendre plus haut.

 - A force de bricoler, vous allez arriver à un résultat complètement absurde !

 - Mais je sais à quel résultat je veux parvenir; ce qui m'intéresse, c'est le cheminement. Laissez-moi faire, et regardez, plutôt..."
 
 

V
Léa secoua la tête : "Non, je n'ai pas d'autre livre en chantier. Pas pour l'instant. J'ai l'impression... comment dire ? ...d'avoir dit tout ce que j'avais à dire dans mon premier roman. Mais, assez parlé de moi. Dites-moi plutôt comment vous vous appelez, et ce que vous faites dans la vie.

 - Mais je...

 - Si, si, si. Tenez, venez vous asseoir à côté de moi."

 Elle souleva le carton, pour le poser à terre. Sous le poids des livres, le fond se déchira, et les livres se répandirent sur le sol. Léa éclata de rire. Den se baissa pour ramasser les livres, mais elle le releva : "Laissez, laissez, nous verrons cela plus tard." Elle le fit asseoir près d'elle. "Et d'abord, comment vous appelez-vous ?

 - Den.

 - Mon cher Den, aujourd'hui est un grand jour, et je..."

 Elle s'arrêta au milieu de sa phrase, prit sa tête entre ses mains. Elle avait prononcé les quelques phrases précédentes d'une voix rapide et aiguë. Elle se passa la main dans les cheveux, regarda Den avec des yeux vides, et lui dit : "Qu'est-ce qui m'a pris ? Qu'est-ce que j'ai dit ? Qu'est-ce que j'ai fait ?" Den, déconcerté, ne savait que faire. Il tenta de la réconforter, lui passant le bras autour des épaules : "Je ne sais pas... peut-être êtes-vous fatiguée ? Ou malade ?" Il avait de plus en plus l'impression d'avoir affaire à une folle.
 
 

VI
Eris effaça cette idée de son esprit.
 
 
VII
...peut-être êtes-vous fatiguée ? Dites-moi, Léa, vous descendez à quelle station ?

 - La prochaine. Vous pouvez m'aider à ramasser ces livres ?

 - Bien sûr; tenez." Il empila soigneusement les livres sur la banquette. Léa s'était penchée pour l'aider, et il vit que, sous sa robe d'été en tissu léger, elle ne portait rien. Il sentit le désir s'éveiller en lui. Comme le train ralentissait déjà, il lui proposa : "Maintenant que le carton est crevé, vous allez avoir du mal à porter tous ces livres. Voulez-vous que je vous aide à les rapporter chez vous ?" Léa avait surpris son regard quand elle s'était penchée pour l'aider, et elle fut tentée de refuser.
 
 

VIII
Elle accepta.
 
 
IX
Les bras chargés de livres, Den suivait Léa. Le soleil couchant qui l'éclairait de face faisait apparaître sa silhouette à travers le fin tissu de la robe, et Den se demandait si elle le laisserait entrer chez elle, ou si elle le remercierait gentiment mais fermement, lui refermant la porte au nez.

 Elle s'arrêta devant un portail de fer forgé, qu'elle poussa du pied, et laissa Den passer devant elle. Il gravit les marches du perron, attendit devant la porte. Elle l'ouvrit, lui fit signe d'entrer. "Posez tout ça là." dit-elle, montrant une table basse. Elle poursuivit : "Bon... eh bien, il ne me reste plus qu'à vous remercier... Alors, merci."

 Déçu, il sortit, descendit lentement les marches du perron. Il s'arrêta, se retourna. "Au revoir..." Elle referma la porte.
 
 

X
Elle la rouvrit. "Den ! Vous voulez peut-être boire quelque chose ?"
 
 
XI
Témis explosa : "Cette fois, vous exagérez ! Quelle signification aura votre expérience si vous intervenez constamment ? Votre démarche est anti-scientifique, et je..."

 Eris l'interrompit : "Ecoutez, l'expérience proprement dite ne commencera que tout à l'heure. Je ne fais pour l'instant que m'amuser avec les personnages.

 - Peut-être, mais la mise au point de ce programme de simulation a demandé beaucoup de temps, et vous...

 - Justement ! En agissant ainsi, je le teste, je le mets à l'épreuve !

 - Ce sont surtout ces êtres humains que vous mettez inutilement à l'épreuve, et bien qu'ils n'aient aucune existence concrète, ils pensent et souffrent comme vous et moi... Je pense que nous devons un peu de respect à ces créatures, car ce sont des êtres aussi fragiles, aussi limités que ceux qui nous ont pourtant créés; il faut leur rendre cette justice. Multan a eu une bonne idée de vouloir réaliser cette simulation d'une civilisation humaine, pour permettre à des hommes, et à des femmes, simulés, de mener une vie semblable à celle de leurs ancêtres de chair et de sang... Le plus remarquable est sans doute qu'ils ont l'illusion d'une vie réelle. Mais ils n'ont aucun moyen de faire la différence."

 Eris avait été rendu pensif par les remarques de Témis, mais sa construction ne lui permettait pas de le laisser paraître. Sa caméra pivota lentement sur sa tourelle, examinant le laboratoire, et il dit enfin à Témis : "Oui, et je me demande parfois si nous-mêmes existons réellement. Peut-être ne sommes nous que le produit de l'imagination d'une machine plus puissante que nous. Ou de celle d'un être humain ?

 - Vous délirez, mon cher... Mais, dites-moi, où en sont vos personnages ?"
 
 

XII
La robe de Léa formait un petit tas circulaire sur la moquette. Un peu plus loin, ses deux sandales.

 Par la porte entrouverte de la chambre, le chat, roulé en boule sur le canapé, entendait les gémissements de Léa, les murmures de Den.

 Ces sons n'avaient aucun sens pour le chat, pas plus qu'ils n'en avaient pour Eris, contemplant ses personnages. Témis émit l'équivalent électronique d'un raclement de gorge, et remarqua : "C'était une activité très prisée chez les êtres humains... devons-nous nous plaindre, ou au contraire nous féliciter, qu'ils n'aient rien prévu de semblable pour nous autres machines pensantes ? Je me le demande..."
 
 

© - Lionel Ancelet - 1982



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