Digital World


 La Réalité Virtuelle était née à la fin des années quatre-vingts. Au son et à l'image des premières simulations sur ordinateur, elle avait ajouté le toucher, grâce à des gants spéciaux. Bientôt les odeurs et les saveurs furent de la partie, puis tous les sens, grâce au remplacement des rustiques transducteurs par des électrodes placées sur le corps et le crâne, sans douleur ni danger. Pour celui qui faisait l'expérience de la Réalité Virtuelle, l'illusion était totale, et indiscernable de la Réalité... Réelle.
 Si les premières expériences mettaient l'Homme face à la Machine, sous la forme de simulations ou de jeux vidéo de plus en plus sophistiqués, bientôt naquit l'idée de mettre l'Homme en relation avec ses semblables : la Réalité Virtuelle devint outil de télécommunication totale.

 A l'approche du Centre, la foule se fit plus dense. Ceux qui y pénétraient ne pouvaient cacher leur nervosité, trahie par leurs gestes saccadés, leur façon de se passer la main dans les cheveux, leurs regards fuyants. Ceux qui en sortaient arboraient un sourire béat, souvent un air hagard, encore sous le choc de l'expérience qu'ils venaient de vivre.

 Joshua attendait ce moment depuis plusieurs mois. Sarah avait accepté de participer à un contact virtuel avec lui. Ils arriveraient séparément au Centre, et en repartiraient séparément. Peut-être se croiseraient-ils dans un couloir, mais cela ne changerait rien au résultat, puisque tout contact physique était inutile, et même déconseillé : il était remplacé par le contact virtuel, les ordinateurs se chargeant de traiter et de filtrer le flot des signaux sensoriels échangés.

 Le Centre dominait la ville du haut de ses soixante étages. Il était capable d'assurer simultanément plus de sept mille contacts virtuels. A travers le verre fumé de ses fenêtres on apercevait parfois des opérateurs penchés sur leurs consoles, occupés à modifier le fonctionnement du réseau d'ordinateurs. Au-dessus de la porte d'entrée, le nom officiel du bâtiment : Centre de Réalité Virtuelle. On l'appelait tout simplement le Centre.

 Une hôtesse conduisit Joshua dans une cabine individuelle, et referma la porte derrière lui. Conformément aux instructions qui lui avaient été données, il se déshabilla, s'enduisit le corps de gel conducteur, et plaça les électrodes aux endroits qu'on lui avait indiqués. Puis, il s'allongea sur le lit, et ferma les yeux. La lumière s'éteignit presque aussitôt.
 
 

 Après quelques secondes traversées d'éclairs colorés et de sons cristallins, Sarah lui apparut dans une robe de soie rouge, du même rouge que ses lèvres, grâce aux corrections chromatiques effectuées instantanément et automatiquement par le réseau d'ordinateurs. De même, les petites imperfections de Sarah avaient été gommées : par exemple, ce grain de beauté, sur son épaule gauche, avait disparu. Il y posa la main. C'était la première fois qu'il touchait la peau de Sarah. La sensation recréée pour lui par les ordinateurs était parfaite : il y trouva la tiède douceur à laquelle il s'attendait. Il est vrai que les ordinateurs tenaient compte également de ce qu'il souhaitait ressentir. Sarah frémit doucement à son contact. Il savait que, à cet instant, il était peut-être en train d'effectuer, dans l'espace de perception de Sarah, des gestes qu'elle attendait de lui. Les ordinateurs essayaient toujours de satisfaire individuellement les deux partenaires, tout en préservant une certaine cohérence entre leurs deux perceptions.

 Le décor était conforme à leurs attentes. La terrasse sur laquelle ils se trouvaient tous les deux dominait une longue plage, sur le sable de laquelle ils iraient courir un peu plus tard, après s'être baignés dans une mer tiède et pure de toute pollution, et avant de s'aimer longuement et parfaitement, puisque l'ordinateur veillerait à synchroniser leurs orgasmes le moment venu.

 Joshua prit sur la table les deux coupes où pétillait un champagne à la température éternellement idéale, et en tendit une à Sarah. Elle lui sourit, et porta la coupe à ses lèvres. Elle savoura le picotement des bulles dans sa bouche, et ferma les yeux. Joshua la dévorait du regard, fou de désir à l'idée que bientôt, il ferait glisser la robe de Sarah à ses pieds. Nue, et si belle...

 Quelque part dans les entrailles du Centre, tous les signaux sensoriels échangés étaient enregistrés. A tout moment, même dix ans plus tard, Joshua, ou Sarah, pourrait revivre ce contact virtuel, avec les mêmes sensations, indiscernables de la réalité.

 Les chandelles du dîner avaient ceci de particulier qu'elles ne fondaient pas, puisque c'étaient des chandelles virtuelles... Après le dîner, Sarah retira ses chaussures, et descendit les quelques marches qui menaient à la plage. Elle marcha au bord de l'eau, suffisamment près pour apprécier la fraîcheur du sable humide, et suffisamment loin pour ne pas être éclaboussée par les vagues. Joshua regardait l'océan s'étendre à perte de vue, jusqu'à l'horizon. Il se demandait ce qui se passerait s'il plongeait dans cet océan virtuel, et nageait vers le large. Atteindrait-il les limites de l'environnement simulé, et tomberait-il dans le néant ? Ou nagerait-il sans fin, piégé dans une boucle du programme de simulation ? Et derrière cette dune, qu'y avait-il ? Du sable à perte de vue ? Un autre néant ? Etaient-ils coincés tous deux entre une bande d'eau et une bande de sable, quelque part dans la mémoire d'un ordinateur ?

 Joshua s'agenouilla près des traces de pas de Sarah. Il la regardait s'éloigner, égrenant les empreintes de ses pieds nus sur le sable humide. Il posa le front dans un creux laissé par le talon de Sarah. Elle s'arrêta, surprise, et revint en courant sur ses pas. Joshua pleurait silencieusement. Elle s'accroupit près de lui. "Que se passe-t-il?" Joshua leva les yeux vers elle. La robe du soir avait quelque chose d'insolite dans ce décor, mais elle était toujours du même rouge imperturbable. Joshua regardait les grains de sable briller sur la peau des jambes de Sarah, constellation aléatoire soigneusement calculée par les ordinateurs. "Ce que nous vivons en ce moment n'est pas réel. Nous sommes, toi et moi, allongés chacun sur un lit dans une chambre obscure, le corps bardé d'électrodes. Nous nous voyons, nous nous parlons, nous nous touchons à travers un réseau d'ordinateurs... Arrachons ces fils, et retrouvons-nous à l'entrée du Centre. Tant pis pour le champagne, tant pis pour la plage, tant pis pour l'océan. J'ai envie de toi, Sarah, mais pas comme ça !"

 Elle eut un geste de dénégation : "Tu n'y penses pas ! C'est formellement déconseillé ! Et le risque du Syndrome, y as-tu pensé?

 - Nous en sommes indemnes. Comment l'aurions-nous attrapé ? Nous n'avons jamais... Enfin, tu comprends ce que je veux dire..." La détermination de Joshua ébranlait les craintes de Sarah. Il répéta : "Retrouvons-nous à l'entrée du Centre." Il serra les mains de Sarah dans les siennes, puis s'écarta d'elle. "A tout de suite, mon amour..." dit-il, avant de disparaître à la vue de Sarah dans une pluie d'étoiles. Il avait arraché les électrodes, le contact était rompu.
 
 

 Elle ouvrit les yeux et tendit la main vers l'interrupteur. La lumière crue du plafonnier lui révéla son propre corps, enduit de gel bleuâtre, hérissé d'électrodes. Elle arracha le fouillis de fils d'une main rageuse, et se dressa sur ses pieds. La tête lui tourna un peu de s'être levée si brusquement. Elle tituba jusqu'à la cabine de douche, où elle se savonna avec frénésie, retrouvant peu à peu ses esprits. Joshua, sa voix, ses yeux, ses mains, ses bras, sa peau... Il l'attendait, bientôt, tout de suite à présent. Elle se rhabilla avec hâte.
 
 

 Joshua l'attendait, assis sur les marches du Centre. Elle s'assit à côté de lui, et regarda droit devant elle, n'osant pas encore affronter son regard. Joshua reprit les mains de Sarah dans les siennes, contact bien réel à présent. Il déposa un baiser sur le grain de beauté de son épaule gauche. Ils rirent doucement.

 Le soleil s'écrasait mollement sur l'horizon rouge et noir hérissé de béton. Une abeille passa en bourdonnant, ignorant les fleurs de plastique imputrescible qui ornaient le perron du Centre.
 
 

© - Lionel Ancelet - 1992




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